Musicien, cinéaste et artiste polyvalent, l’auteur belgo-congolais nous parle de son premier long-métrage Augure (2023) et de la manière dont la relation diasporique donne accès à un imaginaire qui libère des carcans.
Serine ahefa Mekoun: Augure dresse les portraits intergénérationnels de quatre personnages considérés sorciers, se battant contre les préjugés et assignations identitaires qui pèsent sur leur destin. Peux-tu nous expliquer d’où vient cette façon de tisser des histoires qui nous plongent dans une multitude d’univers à la fois?
Baloji: Moi je ne viens pas d’une école où on m’a imposé la façon dont il faudrait raconter les choses selon des classiques du cinéma qui seraient prétendument la seule façon de faire. Je choisis des codes disruptifs qui ne sont pas forcément dans un type de cinéma installé depuis 50 ans et qui suivent un classicisme narratif. Il y a d’autres façons de dire les choses qui ne passent pas par l’éloge de la lenteur, par exemple. On ne pense pas assez que Tiktok existe par exemple : une scène peut durer quatre secondes et tu comprends directement ce que veut dire le personnage.
Tout ça s’est fait par petites couches au travers d’une expérience empirique, en apprenant par moi-même. J’ai commencé ma carrière par la musique, puis j’ai fait du graffiti, du tag, je suis ensuite arrivé au graphisme, en passant par la calligraphie, ce qui m’a amené à travailler sur les matières pour faire du print. C’est comme ça que j’ai pu comprendre plusieurs formes d’art et c’est ce qui m’a par ailleurs amené à faire les costumes du film.
SaM: Comment cela est-il lié au réalisme magique auquel tu fais souvent allusion pour parler de ton film ?
B: Dans le film, on voit par exemple une maman qui est en dépression post-partum. Lorsque tu ne veux pas de ton enfant, ça suscite des réactions corporelles. Je l’aborde dans l’idée que son lait est violet, pour montrer à quel point tout est psychosomatique. Le réalisme magique est un terme qui permet de faire accepter un langage cinématographique qui n’est pas très répandu en dehors de l’Amérique du Sud ou de films baroques italiens. Sur les 30 dernières années, je trouve qu’on a passé beaucoup de temps à regarder des films superréalistes en Belgique, tandis que le cinéma africain d’hier et d’aujourd’hui reste très classique.
À côté de cela, tout le propos du film est dans le dedans-dehors de la relation diasporique. L’entre-deux te permet de te forger ta propre réalité, puisque tu fais avec un peu de chaque côté. Et c’est sans doute pour ça que je parle beaucoup de réalisme magique, c’est la capacité à entrer dans cet espace.
SaM: Le film a en toile de fond l’univers extractiviste des mines en République démocratique du Congo qui a fondamentalement façonné la psyché des gens et leur corps. Peux-tu nous en dire plus sur le choix de ce décor ?
B: Je ne suis pas dans une proposition naturaliste ni réaliste avec laquelle on peut retrouver des idées proches du documentaire. Bien sûr, j’ai grandi là-bas et je connais des gens, mais la géographie du film est fantasmée : elle réunit Kinshasa et Lubumbashi qui sont géographiquement et politiquement éloignées. J’ai grandi dans cette distance qui a été créée entre les Katangais et la capitale Kinshasa et qui se traduit à un niveau politique par cette idée d’isoler le Katanga et ce refus de partager la langue. J’ai voulu en faire un seul pays, qui lui-même est un personnage. À travers la rencontre croisée entre plusieurs personnages, il y a la conscience partagée de l’importance d’une zone minière sur le fonctionnement d’une société. Et d’un point de vue mondial, ce lien vient redire la place du travail des mineurs congolais dans la marche du monde. L’infiniment petit dans l’infiniment grand.
SaM: La sorcellerie et le deuil sont des thèmes centraux du film. Ce qui est habituellement perçu comme de la sorcellerie par la société se révèle en fait être aussi une possibilité de transformation face à la mort. D’où vient cette vision ?
B: Oui, le film se veut comme un espace pour transformer un deuil, un espace où l’on rend hommage en permanence aux personnes disparues. Il se bâtit aussi contre l’idée trop répandue qu’un deuil dure une semaine alors qu’il s’agit d’un processus qui peut durer des années. Cela peut disparaître et revenir à un moment où l’on ne s’y attend pas et t’emporter. Par exemple, l’un des jeunes personnages, Paco, qui est perçu comme un sorcier, a en fait recréé tout un univers symbolique et rend un hommage permanent à sa sœur décédée (ndlr : à travers une robe, un cercueil et une couronne rose). Ce qui est le moteur de mon travail, quelle que soit la forme qu’il prenne, c’est la poésie. Je trouve qu’il y a dans la poésie la politesse du désespoir. C’est-à-dire travailler des thèmes auxquels j’aurais trop de mal à me confronter si je les abordais de façon réaliste – ce serait trop lourd. C’est une façon de me défendre.
SaM: Pour ce qui est de se défendre, tu as parlé sur les réseaux sociaux de toutes les luttes, les obstacles et le classisme structurel auxquels vous avez été confrontés pour faire exister ce film hybride qui jette des ponts entre une expérience diasporique et le continent, peux-tu développer ?
B: J’ai été confronté à plein de règles où on me disait que ça n’était pas comme cela qu’il fallait faire ou, pire, on me faisait sentir que je n’avais pas les compétences pour le faire. Le cinéma est une discipline artistique dans laquelle il existe une forme d’élitisme autogénéré. C’est pour cela que le terme « classisme » touche vraiment à la question centrale du racisme, à savoir : faire la distinction entre le degré d’éducation et de connaissance entre les êtres humains. Et ça, c’est d’une très grande violence. On te fait croire qu’il n’y a qu’un seul schéma, qu’une seule manière de financer un film ou de faire de l’art en général. Comme tous nos financements viennent soit d’Europe soit de l’étranger, on est toujours obligé de raconter des histoires qui correspondent aux gens qui les financent. Heureusement, en tant que musicien, je suis sorti très tôt des carcans belges. Une fois que je me suis rendu compte qu’il était possible de faire 60 dates par an en Afrique, sans passer par la Belgique, cela a été extraordinaire. Tout cela montre qu’il est possible d’exister en tant qu’artiste sur le continent sans être validé par l’Occident. Mais tout cela demande un très grand effort pour en sortir, car on est toujours ramené à cette condition.
Né à Lubumbashi (République démocratique du Congo) et basé en Belgique, Baloji est un musicien primé, un cinéaste et un artiste polymathe. Il travaille comme directeur artistique et créateur de costumes pour la mode et d’autres formes d’art visuel. Son film Augure, a été choisi comme candidat belge à la présélection pour l’Oscar du meilleur film étranger en 2024.
Serine ahefa Mekoun est une journaliste multimédia, autrice et productrice qui travaille entre Bruxelles et l’Afrique de l’Ouest. Elle s’intéresse à tous les espaces où différents avenirs peuvent germer, et écrit sur les communautés créatives et la manière dont elles activent le changement social dans des contextes postcoloniaux.
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