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La pratique artistique est une fonction corporelle

Né à Dallas et basé à Brooklyn, le cinéaste Terence Nance ne revendique aucune étiquette, mais il confie à Misa Dayson se sentir plus afro-surréaliste qu’afro-futuriste.

La pratique artistique est une fonction corporelle

Terence Nance, Frenel, 2013. Video still. Courtesy of the artist

By Misa Dayson

J’ai récemment eu le plaisir de rencontrer le réalisateur et artiste visuel Terence Nance qui, en 2012, avait attiré l’attention avec son premier film acclamé par la critique, An Oversimplification of Her Beauty. C’est lors d’une journée froide de janvier, avant que Terence Nance ne parte pour le Sundance Film Festival avec son dernier film Swimming in Your Skin Again, que nous nous sommes retrouvés pour déjeuner dans un restaurant haïtien de Brooklyn, et parler d’impulsions artistiques, d’étiquetage culturel et politique.

Misa Dayson : Pour un public qui ne serait pas familier de ton travail ni de tes films, comment te décrirais-tu en tant qu’artiste ?

Terence Nance : Je fais des choses en essayant de suivre mes impulsions de manière très pure. Je cherche à créer en partant de mon subconscient, sans passer par le filtre de la conscience ou de toute idée de propriété, d’identité ou de culture. Ce qui compte le plus pour moi, en fin de compte, c’est la dimension sacrée et le rythme d’un processus. Cela inclut le rythme des gestes quotidiens : me réveiller, méditer, prendre ma femme dans mes bras, voir des choses, regarder des gens. J’essaye de trouver une façon d’exister sur le long terme, c’est la première étape de mon processus de création. Et je crée généralement des œuvres filmiques, des travaux qui utilisent l’image cinématographique et le son.

MD : Donc tu ne pars pas nécessairement d’une idée précise ? Il s’agit plutôt de laisser se dérouler la journée, de regarder ce qui se passe dans le moment présent, et de te laisser guider par l’histoire qui se présente à toi ?

TN : J’ai quand même un projet concret. Je dirais que 0,05% de ce qui me passe par la tête est réellement conçu dans ma tête (rires). Il y a évidemment une sorte de filtrage qui s’effectue. C’est pour moi la partie la plus difficile, c’est à ça que je passe le plus clair de mon temps. J’essaye également d’éviter des questions du type : « combien ça coûte ? », « est-ce que les gens vont aimer ? » ou bien « est-ce qu’ils seront choqués ? » et « est-ce que ce sera difficile à réaliser ? ». J’essaye de me détacher de tout ça et de considérer le processus de création comme une manière d’exister, comme une fonction corporelle. C’est comme respirer, inspirer et expirer, manger, métaboliser ou déféquer. De mon point de vue, aussi bien culturel que personnel, la pratique artistique contemporaine est une fonction corporelle. C’est quelque chose qui doit se produire. Ce que je finis par faire est tout simplement ce qui doit sortir, du moins je l’espère.

Terence Nance, You and I and You, 2015. Video still. Courtesy of the artist

Terence Nance, You and I and You, 2015. Video still. Courtesy of the artist

 

MD : Comment as-tu su que tu voulais devenir cinéaste ?

TN : Je ne l’ai jamais vraiment su. D’ailleurs je ne me sens pas totalement cinéaste. Je me sens plutôt artiste. Ma mère est comédienne et elle fait de la mise en scène. Mon père est photographe. Je crois que j’ai toujours eu ces outils à portée de main. Je ne savais même pas ce qu’était un réalisateur ou un producteur avant d’avoir bouclé mon premier court-métrage. Plus tard j’ai réalisé un long-métrage, mais je ne savais toujours pas comment me définir. Donc je ne l’ai jamais vraiment su. Je me pose uniquement la question de ce que je veux faire ensuite.

MD : Certaines personnes te définissent comme un artiste afro-futuriste. Est-ce que tu te reconnais dans ce terme ?

TN : Je ne m’attribue aucune étiquette. Comme disait Miles Davis : « Moi je fais juste mon truc, à vous de me dire ce que c’est » (rires). Mais si je me retrouvais spectateur de mon travail, je crois que je choisirais le terme d’afro-surréaliste plutôt que celui d’afro-futuriste.

Je veux dire par-là qu’il y a un type de travail artistique qui s’attache à représenter l’expérience vécue, ou bien les expériences auxquelles nous participons et que nous considérons comme objectivement « réelles ». Et puis, il y a un autre type de travail qui tente de représenter tout le reste, toutes les autres expériences. Le surréel ou le spirituel ou le méta, le super-réel ou l’hyper-réel. Je dirais qu’une grande partie de mon travail consiste à faire le portrait de cette autre chose parallèle à l’existence. Dans mes travaux artistiques, je trouve qu’il y a évidemment une dimension africaine, une dimension noire mais aussi une dimension surréaliste.

Je pense que l’afro-futurisme est une marque. Ça sonne vraiment cool et ça décrit une sorte de genre aujourd’hui, pour dire que tout le monde est noir (rires). Nous avons de toute évidence une présence dans le passé. Cette présence doit se prolonger à travers des représentations de l’avenir, c’est une sorte d’affirmation de notre marginalisation ; une affirmation en réaction à notre marginalisation. Je n’essaye pas forcément de réagir par rapport ça. Je vois plutôt l’afro-futurisme comme un concept, comme une marque qui, à un certain niveau, est une forme de protestation, de lutte contre ce processus de marginalisation, qui résulte de la machinerie de la suprématie blanche.

La forme de l’afro-futurisme selon moi la plus intéressante, par rapport à l’évolution de ce concept, est celle décrite par Martine [Syms] dans le Mundane Afrofuturist Manifesto. Car le futur, c’est à la fois hier, aujourd’hui, demain, peu importe. Ce n’est pas exactement ce que les gens associent à l’afro-futurisme, mais je crois que ça commence à le devenir – surtout grâce à Martine – et l’on y associe de nouvelles idées. C’est ce qu’elle présente dans ce document en rapport avec son propre travail.

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Terence Nance, Swimming in Your Skin Again, 2014. Video still. Courtesy of the artist

Terence Nance, Swimming in Your Skin Again, 2014. Video still. Courtesy of the artist

 

 

 

 

 

 

MD : Quels sont tes projets actuellement ?

TN : Je co-réalise un film avec Chanelle Aponte Pearson, dans lequel il est question des crèmes pour blanchir la peau. Le film suit une personne dans différentes régions du monde où les gens se blanchissent la peau. C’est un travail axé sur l’observation, parfois entrecoupé de petites histoires. Ça parle de l’état psychologique qui amène les gens à vouloir modifier leur peau de manière artificielle, à l’aide de cosmétiques. Il y a vraiment des explications culturelles à cela, ce n’est pas comme si tout le monde voulait « avoir l’air français » par exemple. Nous essayons donc de trouver autant de nuances que possible en observant les gens.

Je travaille également sur un scénario. Il y est question de l’absurdité des décisions politiques, du processus législatif, du théâtre de la politique américain. De l’invisibilité des corps noirs, des corps de femmes noires, des corps noirs âgés, dans les esprits et les cœurs de la ville de Washington. Et, bien sûr, dans les organes politiques. Où l’on s’imagine beaucoup de choses que nous ne sommes pas. C’est en quelque sorte la dernière frontière de l’invisibilité.

MD : Quel est le rôle de la politique dans l’art ? Est-ce que les artistes doivent aborder les conditions de vie actuelles des Noirs ?

TN : Non. Je ne pense pas qu’un artiste doive nécessairement prendre part à certaines discussions avec son travail. Je pense qu’en tant que Noir j’ai été élevé avec l’idée de responsabilité vis-à-vis de la culture dont je suis issu. Pour qu’elle reste autour de nous, qu’elle évolue avec nous. On m’a élevé en me disant que j’avais une responsabilité dans cette évolution. En gros, on m’a élevé en me disant que si je ne faisais rien, cette culture allait mourir (rires). Si tu n’arroses pas une plante, elle meurt. Mais je ne pense pas que ce soit ça qui fasse de moi un artiste. Parfois cette responsabilité que tout le monde devrait avoir déteint sur les choses que je fais. Mais je crois que c’est avant tout humain. Il y a sûrement des nihilistes culturels qui diront que ces choses ne veulent rien dire, et c’est sans doute aussi recevable. Mais on m’a enseigné que je n’étais pas ici par hasard, qu’il y avait des choses qui sont précieuses. Et que ces choses valent le coup d’être préservées.

 

Les deux films de Terence Nance, You and I and You et Frenel, qui furent salués par la critique se trouvent ici :

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Misa Dayson est née à Harlem et y a grandi. Elle est auteure, cinéaste et fait actuellement un doctorat en anthropologie à l’Université de Californie, Los Angeles.

 

 

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