Notre auteur Magnus Rosengarten s’entretient avec l’artiste californien EJ Hill au sujet de Trump, de l’activisme et des vertus thérapeutiques de l’utilisation du corps dans l’art.
Des artistes de renom, qui ont vécu aux États-Unis pendant des décennies, nous ont dit qu’ils envisageaient sérieusement de ne pas rentrer aux États-Unis tant que Donald Trump serait au pouvoir. Encore sous le choc, un commissaire d’exposition influent de New York nous a envoyé ce message le jour de l’élection : « L’hiver est tombé sur les États-Unis. C’est une situation difficile. Mais les gens sont prêts à se battre ! » Nous avons reçu de nombreux commentaires de la part d’artistes, de commissaires d’exposition, d’universitaires, d’auteurs qui ont exprimé leurs émotions, leurs sentiments et leurs inquiétudes face à la situation actuelle. Avec cette nouvelle série intitulée « Don’t Mourn, Organize! (Ne pleurez pas, organisez-vous !) », nous leur poserons la question suivante dans les semaines et les mois à venir : comment, d’un point de vue artistique, réagir sans se concentrer uniquement sur les incertitudes et les crises, mais en transformant les idées en plateformes d’échange et en stratégies permettant le changement ?
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C&: James Hetfield, le chanteur de Metallica, a récemment déclaré dans une interview que le vote pour Trump ne changerait rien à sa façon de travailler parce qu’il ne veut pas donner à ce nouveau gouvernement le pouvoir d’influencer son travail artistique. Quelle est ta perspective concernant ta propre pratique artistique ? Est-ce que ce vote aura un impact sur ton travail ?
EJ Hill: Ce vote aura certainement un impact sur mon travail, mais je ne sais pas exactement à quel degré. David Hammons a dit un jour qu’il n’aimait pas vraiment l’art, qu’il était plus préoccupé par les symboles, et que l’art est juste un moyen permettant de s’engager dans le pouvoir des symboles, ou bien le contester. Cette élection ne concerne pas spécifiquement un homme ou son administration. Il s’agit de tout ce que lui et ses alliés symbolisent, de ce qu’ils représentent. Et soyons honnêtes : ce qu’ils représentent est aussi vieux que les États-Unis eux-mêmes. Les résultats de cette élection auront-ils un impact sur mon travail ? Oui, sans doute, mais j’imagine que cet impact sera semblable à celui du 7 novembre 2016. Ou à n’importe quel autre lundi auparavant.
C&: Quel est ton point de vue sur l’état actuel des États-Unis, ta perspective en tant que citoyen, en tant qu’artiste ? Après tout, est-ce si nouveau et sans précédent ?
EH: Non, exactement, tout ça n’a rien de nouveau ! Et je crois que ça a été la partie la plus frustrante pour moi. Le fait est que beaucoup d’entre nous – les Noirs particulièrement – vivons dans cette réalité depuis très longtemps, et que nous nous battons contre elle aussi depuis très longtemps, mais maintenant que des Blancs soi-disant de gauche se sentent menacés, on dirait qu’il y a une sorte d’urgence particulière, de tendance à l’action. Et il m’est parfois difficile de ne pas voir tout cela comme une étrange façon de passer à l’action. Une partie de moi se dit : « Mais où étiez-vous tout ce temps ? », tandis que l’autre partie se dit : « D’accord, à votre tour. »
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C&: En tant qu’artiste-performer, quel rôle joue ton corps dans ta pratique ? Quelle relation as-tu à ton corps ?
EH: Pour moi, la performance est fondée sur la tentative de négocier cette tension constante entre la présence et l’absence. Et quand tu vis dans un corps rendu invisible par des structures racistes, hétérosexistes, misogynes ou socialement discriminantes, c’est paradoxalement l’hyper-visibilité qui devient la règle. Il y a cet effet : « Vous me voyez partout parce que vous essayez justement de ne pas me voir », et une grande partie de mon travail en performance est une réponse directe à cela. Il est important pour moi d’insérer mon corps dans des espaces physiques ou idéologiques où je ne serais pas forcément accueilli chaleureusement, pour m’assurer que je suis vu, et peut-être plus important encore, pour m’assurer que nous nous voyons nous-mêmes.
C&: Est-ce que tu vois des vertus thérapeutiques ou curatives dans la performance ou dans les pratiques impliquant le corps comme médium ? Est-ce que le contact avec le public est plus immédiat ?
EH: Oui, la performance est presque thérapeutique d’une certaine façon. Lorsque nous portons notre attention sur notre corps, nous sommes attentifs à toutes les égratignures, les coups et les impulsions que celui-ci a pu éprouver – où que nous allions, nous transportons tous nos échos physiques et psychologiques avec notre peau, avec nos os. Et si nous ne nous en libérons pas de temps à autre, ou bien si nous ne le transformons pas d’une manière ou d’une autre, nous sommes un peu plus mal en point.
En ce qui concerne le contact avec le public, je ne pense pas que ma présence ou mon action dans un musée ou une galerie, ou dans un contexte artistique en général, soit efficace ou immédiate, car ces espaces fonctionnent en général selon les mêmes structures de pouvoir prohibitives que de nombreuses autres institutions dans la société contemporaine. Agir lorsqu’on est en famille à table, à l’épicerie, à la station d’essence, sur le trottoir ou dans le métro – là où les gens sont – c’est là qu’il y a de l’or. C’est là que la force de la présence peut résonner et s’élever de manière exponentielle.
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C&: Que représente la sexualité pour toi ? De quelle manière celle-ci donne-t-elle une forme à ton art ?
EH: Je pourrais passer le reste de ma vie à développer cette question ! Mais pour reprendre ta question précédente, la sexualité pourrait être l’espace le plus thérapeutique et réparateur qui soit. Les gens oublient que la sexualité ne se limite pas forcément à des actes sexuels. C’est aussi l’espace du désir, de l’attraction, des fantasmes, des répressions et des traumatismes. Et tout cela se manifeste de différentes façons. Lorsque nous partageons un moment d’intimité avec quelqu’un, c’est une sorte de demande tacite d’être soigné, d’être pris en considération avec tout ce que nous avons en nous de précieux. Nous confions à d’autres le soin de nous aider à nous défaire de ce qui a été fait à notre corps. Mais parfois, ils renforcent justement ce que nous essayons de mettre à distance, et ce risque est présent dans tout processus de guérison. Il faut beaucoup de courage pour réajuster continuellement les ondes de nos désirs, pour mettre au point le bon dosage menant au remède parfait, celui qui nous rend heureux.
C&: Comme nous l’a rappelé récemment Toni Morrison, il est temps pour les artistes de retourner au travail. Sur quoi vas-tu spécifiquement travailler dans les mois et les années à venir ?
EH: J’aime méditer sur un certain mantra ou un thème quand je produis un ensemble d’œuvres. L’an dernier, lors de ma résidence au Studio Museum, j’avais écrit sur un morceau de ruban adhésif bleu, discrètement collé sur mon bureau : « Une proposition monumentale d’énergie potentielle. » C’est finalement devenu le titre du travail que j’ai présenté lors de notre exposition Tenses. En ce moment, j’ai une feuille de papier sur le mur de mon studio sur laquelle on peut lire : « La remise à neuf nécessaire des hautement méritants. » Je ne suis pas encore sûr que ça puisse devenir un titre, mais je sais que je suis en train développer de nouvelles œuvres (en sculpture et en peinture surtout) qui abordent l’élévation, et l’impératif qu’il y a pour nous de nous voir toujours plus nombreux.
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Magnus Rosengarten est réalisateur de films, écrivain et journaliste venant d’Allemagne. Il vit à New York où il fait son Master en études performatives à la NYU.
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