A Conversation Between Kwasi Ohene-Ayeh and Moses Serubiri...
Kwasi Ohene-Ayed : L’ouvrage Unlearning, Dismembering et Re-membering du professeur Moyo Okedeji (1) parle de lui-même. Moyo aborde en effet des questions fondamentales qui m’ont directement touché, comme le langage. Il explique à un moment qu’il ne possède aucune langue pour s’exprimer, en raison de l’enseignement qu’il a reçu jusqu’à l’obtention de son Master. Il observe l’absence d’un dénominateur commun entre la culture telle qu’il l’a expérimentée, son environnement physique et le matériau à partir duquel il a produit des peintures. Il dit avoir besoin d’un vocabulaire – un vocabulaire cohérent et qui ne soit pas en contradiction avec sa manière de s’exprimer.
Dans A Small Place, Jamaica Kincaid observe la même constriction lorsqu’elle écrit « … et bien pire et plus pénible encore que de n’avoir pas de langue. (Car n’est-il pas étrange que l’unique langue que je possède pour parler de ce crime soit la langue utilisée par le criminel qui a commis ce même crime ?) » (2) De la même façon, à la fin des années soixante-dix, Ng?g? wa Thiong’o abandonna la langue anglaise pour commencer à écrire dans sa langue maternelle (3). Ces quelques exemples démontrent, selon moi, un désir commun d’originalité, après s’être vus dépossédés de leur essence. Une essence par laquelle ils pouvaient communiquer ou exprimer leurs idées, leurs réflexions et leurs sentiments. Je trouve ça inquiétant. Prendre conscience d’un tel état de fait doit être encore plus effrayant pour celui qui en fait l’expérience.
Moses Serubiri : Oh oui, je m’en souviens. C’était effectivement effrayant. Néanmoins, je pense que c’est Moyo qui mentionna le premier Le Devoir de Violence de Yambo Ouloguem (4). Il encouragea Igo Diarra à évoquer à son tour Ouloguem, rejoint ensuite par Bisi Silva qui parla de la spécificité du Chimurenga (5) dans l’œuvre d’Ouloguem. Hmm, j’ai alors pensé ! Cette spécificité, In Search Of Ouloguem (6), semblait à la fois si familière et pourtant historique et complexe. Je suis en train de lire Kintu, un livre de fiction historique se situant en Ouganda au début de 1750 (7) dont j’ai eu la chance de rencontrer l’auteur. Dans ce cadre je trouve que le débat lancé par Moyo ne se limite pas à cette essence utilisée dans la communication, mais rappelle d’autres auteurs et historiens de la littérature africaine qui ont évoqué les problèmes de l’histoire et ont cherché à faire des propositions sérieuses sur l’histoire à travers la littérature – tout comme Ouloguem l’a fait pour l’histoire coloniale complexe du Nord du Mali dans Le Devoir de Violence.
Pour ce qui est du langage visuel, le besoin exprimé par Moyo en faveur d’une langue cohérente est, de mon point de vue, lié à cette question tout à fait ahurissante : « Qu’est-ce que l’art africain ? ». On peut peut-être même aller jusqu’à se demander « Qui donna à l’art africain son nom ? » et « Sur la base de quel critère esthétique ? ». Lors de la rédaction du papier critique prévu avec Moyo, nous avons cherché à savoir comment interpréter l’esthétique africaine dans la vie et dans les objets propres à notre environnement quotidien. Cette session de travail avec Moyo représentait, par bien des aspects, une rupture avec les définitions anthropologiques connues, et même certaines définitions contemporaines sur l’art africain. Dans cet entretien, Moyo présenta un exposé sur cette école primaire dans le Nord du Nigéria où 200 filles avaient été kidnappées par des terroristes. Il analysa l’absence et la présence de panneaux indicateurs, et la manière dont le mot « filles » avait été effacé avec de la peinture.
Il nous mit au défi d’établir un lien entre la reconnaissance esthétique de l’art et l’idée de faire disparaître des mots sur des panneaux, comme pour se prémunir d’attaques terroristes. Pour lui, l’art africain pourrait être manifeste dans la politique contemporaine.
Le simple fait d’observer une devanture de magasin, et de réfléchir comment cette même devanture peut décrire une esthétique africaine, était vraiment convaincant. En fait, je travaille actuellement sur un essai et une série de documentaires photo qui, presque pour lui apporter une réponse, s’intéressent aux modes et à l’esthétique utilisés dans la présentation des aliments, dans l’espoir de dépeindre une espèce de modèle de comportement social ou psychologique de notre époque. Je m’appuie également sur un essai de Roland Barthes (8) consacré au photojournalisme qui traite du caractère complexe de la photographie pour parvenir simultanément à satisfaire le planning des organes de presse et à capturer les pensées des gens.
K.O. : Je trouve que notre dernier projet s’inscrit dans le cadre d’une mémoire collective. Le titre tend à le confirmer. Pour moi, « Dear Dakar » ne fait pas seulement référence à une ville mais à un collectif, le collectif Àsìkò 2014 (comme je l’appelle). À l’écoute de l’enregistrement sonore du projet, je ressens toujours une profonde nostalgie. Se rappeler Dakar au travers d’autres voix (familières), c’est toujours pour moi un voyage chargé d’émotions. Quels sont nos propres souvenirs du projet, de la Piscine Olympique Nationale et de Dakar ?
M.S. : Je voudrais faire la distinction entre ce collectif ou la production commune d’une mémoire, et les souvenirs personnels que l’on peut avoir en revenant en arrière. Pour ce qui est des souvenirs personnels, ils ne relèvent pas du tout de Dakar. Que sais-je de Dakar ? Et comment se rappeler d’un endroit que l’on connaît à peine ? Mes souvenirs sont de simples fragments auxquels chacun peut associer un contexte. Ils sont en fait intrinsèques à ma propre vie, et notamment, ma vie d’artiste. Ils ne relèvent donc pas de véritables souvenirs, mais plutôt d’une vision quelconque. Les souvenirs de notre projet et la Piscine étaient extrêmement complexes. Ils n’ont pas été totalement « mis à nu » et demeurent en quelque sorte flous… Mais oui, je suis reconnaissant de ce moment au cours du quel il est possible de pénétrer davantage à l’intérieur de soi et de son identité, comme nous l’avons fait à Dakar.
K.O. : Ce que je retiens principalement du projet « Dear Dakar », ce sont ses processus de création – la mise en commun d’idées, le développement du concept, nos conversations informelles – mais aussi ses évènements impromptus, ses périodes d’anxiété et de tension qui ont failli mettre en péril l’exposition. Ce sont, pour moi, les moments les plus marquants. Lorsque douze âmes se réunissent pour donner naissance à une œuvre collective, il est évident que des tensions peuvent survenir, mais nous avons réussi à les dépasser. Par moment, j’ai eu l’impression que le jour d’ouverture de l’exposition arriverait sans que nous n’ayons d’œuvres physiques à présenter. Les souvenirs que j’ai du projet sont ses processus et comment ils nous ont aidés ou m’ont forcé à m’exprimer, écouter et travailler avec les autres membres du groupe. J’ai été fasciné de voir que le son pouvait devenir un moyen d’expression primaire de par sa nature transcendante. Percevoir et se laisser habiter par le son, le laisser consumer l’être et mettre en éveil tous les autres sens. Peut-être que la mise en corrélation de la littérature, de la mémoire et du langage a permis à « Dear Dakar » d’ouvrir une porte transcendante qui reste encore à découvrir.
Ceci mérite réflexion ; en décidant de découper les tissus qui décoraient les tables que nous avons utilisées pendant les cinq semaines passées à la Piscine et de les répartir entre nous (et avec d’autres personnes que nous considérions comme importantes dans cette expérience), nous avons littéralement conféré au projet une dimension géographique. Chacun de nous possède et voyage désormais avec un fragment de nostalgie collective, puisque nous avons décidé de donner un véritable sens à ce morceau de tissu.
M.S. : Ce geste collectif consistant à couper un matériau physique et la transcendance de l’enregistrement sonore qui est à présent disponible en ligne posent certaines questions : permettent-ils de préserver une mémoire collective ? Et peut-on entrevoir un sens par delà cet état de préservation ?
Dans l’Oxford English Dictionary, la mémoire collective est décrite comme un nom indénombrable, la mémoire d’un groupe de personnes qui se transmet de génération en génération. Peut-être que ce projet « Dear Dakar » occupe une place dans l’histoire. Je me souviens d’avoir réfléchi à ce cadre historique en discutant avec Igo Diarra. Peut-être que « Dear Dakar » a, à sa façon, permis de réécrire l’histoire. Peut-être que, par la transcription ou l’enregistrement d’une mémoire collective, le groupe a réussi à écrire sa propre histoire de Dakar. Peut-être que l’enregistrement sonore de « Dear Dakar » peut également passer pour une forme d’histoire orale. Je pourrais peut-être dire que la mythification de notre expérience de Dakar s’est entrecroisée avec l’histoire du lieu et l’histoire de l’art. Comment remettre en question cette courte page d’histoire riche en émotions que nous avons écrite ? Comment pouvons-nous remettre en question le mythe de « Dear Dakar » ?
« La mémoire est la vie… Elle est en perpétuelle évolution. L’histoire, au contraire, fait la part belle à la reconstruction, toujours problématique et imparfaite, de ce qui n’est plus. » (9)
Je me demande si nous devons ici accorder une place plus grande au fait d’écrire une page de l’histoire ou de façonner une mémoire. Les voix du projet sonore de « Dear Dakar » m’apparaissent comme une mythification, comme un mythe et une page d’histoire de cette expérience de Dakar. Mais qu’en serait-il de réduire l’écriture d’une nouvelle page d’histoire à un simple petit souvenir rafraîchissant ? Qu’en serait-il de dépasser cette nouvelle page d’histoire ou plutôt de réécrire ou de revisiter l’histoire pour suivre un chemin plus complexe et plus élaboré en vue de composer une mémoire, ou des observations de cette mémoire ?
K.O. : L’action physique de découper le tissu et l’enregistrement sonore s’inscrivent dans le cadre d’un événement commun appartenant à notre mémoire collective. The Pattern of Memory (10) de Erin Rice élargit davantage la question pour inclure « le rôle de l’image dans le façonnage d’une mémoire collective ». Pour elle, les motifs des tissus ont une double signification et évoquent à la fois un ensemble spécifique d’évènements et un lieu, mais aussi un processus abstrait suivi par celui qui tente de se souvenir et d’oublier ce qui détermine l’action ou les protagonistes appartenant aux récits historiques.
L’enregistrement s’apparente ainsi à un « produit » que l’on peut réécouter à tout instant pour revivre les moments que nous avons partagés à Dakar. Les récits de Kitso Lelliott et Dana Whabira sur cet enregistrement sonore parlent de manière très élaborée d’attentes, de stéréotypes, d’imagination et de magie (imaginaire). Je serais d’accord sur le fait que l’enregistrement sonore trilingue puisse être un exercice qui participe autant à la construction d’un mythe qu’un souvenir d’une « véritable » expérience de Dakar. Peut-être que l’enregistrement en lui-même est une géographie – qu’Irit Rogoff dépeint comme écrire « [des] relations entre les sujets et les lieux » (11) par l’entremise de cartes, de bagages, de frontières et de corps. Le projet explore de manière conceptuelle des paysages de mémoire, de langue, d’histoire et de mythe dans le temps et dans l’espace – qu’ils soient subjectifs ou collectifs.
Pour revenir à cet « [entrecroisement] avec l’histoire du lieu et l’histoire de l’art » que tu évoquais, je pense que le ‘retour’ à Dakar s’accompagnait de perspectives d’avenir plausibles, avec « Dear Dakar » comme point de départ – un projet rétrospectif, symbolique juxtaposant des récits individuels en ‘lettre’ collective. Je pense qu’une étude existentielle de Dakar permettrait de manière probante d’engager la ville et ses environs galvanisés par la production artistique – en les encourageant à se montrer présents et à parler de leur histoire contemporaine, grâce à leur population, leur architecture, leurs paysages. Nous pourrions ainsi en apprendre plus sur Dakar (et sur son passé, inévitablement). Cela me ramène à ta conversation avec Moyo, sur le fait d’interpréter l’esthétique de nos propres conditions culturelles au travers de nos œuvres. Comment « Dear Dakar », peut-il, sous la forme d’un projet qui compose sa propre histoire ou réécrit l’histoire existante, façonner les idées que nous pourrions avoir sur notre future rencontre avec la ville ?
M.S. : Je dois d’abord réfléchir davantage à l’histoire de « Dear Dakar ». Une approche de l’histoire qui est chargée d’émotions, poétique et à la fois distante et présente, possède sa propre immédiateté. Je pense toujours à ça quand j’écoute le projet. Son effet est tellement immédiat. Et pourtant, en tant qu’histoire de la ville de Dakar, il ne m’emmène pas toujours au quartier du Point E de Ouakam. Peut-être qu’une chanson Mbalax de Youssou N’dour pourrait procurer un plus grand sentiment d’immédiateté, ou que la lecture du livre de Koyo Kouoh, Chronicle of a Revolt, pourrait établir plus rapidement un lien entre la mémoire, l’histoire et le lieu. De cette façon, je pense ici que le défi le plus grand est de ne pas engager seulement notre propre souvenir de Dakar, mais d’inclure également la mémoire de la ville, telle qu’elle a été modelée par ceux qui l’ont habitée.
Kwasi Ohene-Ayeh vit et travaille au Ghana. Au cours d’installations, de performances et de projets engagés et in situ, il explore les ambiguïtés propres aux systèmes de signalisation urbains contemporains et à l’identité sociale d’Accra.
Serubiri Moses est écrivain, photographe et commissaire d’exposition. Ses recherches s’intéressent notamment à l’urbanité, au langage, à la politique et à l’esthétique. Ses essais s’attachent plus particulièrement aux métaphores utilisées par la politique ougandaise post-coloniale et l’expérience urbaine.
Notes :
1. Okediji, Moyo, Unlearning, Dismembering and Re-membering, présenté à la Àsìkò Art School, Dakar, Sénégal, mai 2014.
2. Kincaid, Jamaica, A Small Place, éd. Farrar, Straus, Giroux, New York, États-Unis, 1988.
3. Cohen Cruz, Jan, Radical Street Performance: An International Anthology, éd. Routledge, Londres, UK, 1998, chapitre 29.
4. Ouologuem, Yambo. Bound to Violence, édition révisée/augmentée, éd. Harcourt Brace Jovanovich, New York, États-Unis, 1971.
5. NDT : La musique chimurenga dont le nom évoque les luttes de résistance des shonas et des ndebeles contre le pouvoir britannique, puise son inspiration dans les rythmes traditionnels du peuple Shona qui constitue soixante-dix pourcents de la population
6. Wise, Christopher, In Search of Yambo. Chimurenga Chronic, publié sur le site Web Chronic, dans la rubrique Books & Oration, le 12 février 2013.
7. Nansubuga Makumbi, Jennifer, Kintu, éd. Kwani Trust, Nairobi, Kenya, 2014.
8. Barthes, Roland, Le Message photographique, paru dans la revue Communications, vol. 1, 1961.
9. Neo Gedi et Yigal Elam, Collective Memory – What is it?, revue History and Memory, vol. 8, N°1, 1996, éd. Indiana University Press, Bloomington, États-Unis, 1996.
10. Erin Rice, The Pattern Of Memory, publié sur le site Web Àsìkò, le 21 août 2014.
11. Rogoff, Irit, Terra Infirma: Geography’s Visual Culture, éd. Routledge, Londres, UK, 2000.
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