Where is South African culture after 20 years of democracy? Looking back, the so-called post-apartheid moment promised the beginning of a “better life for all.”
Où en est la culture sud-africaine après 20 années de démocratie ? Rétrospectivement, la période dite d’« après apartheid » promettait le début d’une « meilleure vie pour tous ».
Où en est la culture sud-africaine après 20 années de démocratie ? Rétrospectivement, la période dite d’« après apartheid » promettait le début d’une « meilleure vie pour tous ». Des mots comme liberté, démocratie et paix galvanisaient un sentiment national d’existence, d’appartenance et de sécurité. La vie du peuple noir – ce semblant de vie qui avait été dissimulé dans l’espace et dans le temps comme un terme existentiel impropre – promettait d’être cohérente. Nous avions l’impression d’avoir enfin échappé à l’étau de la mort civile. L’après 1994 promettait aux évènements de prendre une autre tournure, matériellement. Nos petites habitations faites de carton et de plastique allaient devenir des maisons en brique pourvues d’électricité. Le « magique Madiba » rejaillirait sur nos écoles, nos hôpitaux et sur tous nos équipements publics. Nos vies s’annonçaient prometteuses devant l’apparente prospérité.
Pourtant, une tendance semble se plaire à envisager l’après apartheid de manière très dépitée, en faisant fi par là même de tous les autres détails, tels que les barrages routiers, les Kalachnikovs, la réconciliation, les pneus brûlés. Mais à l’orée de la lutte, les années 90 étaient également le temps des fêtes de rue, des célébrations du 21ème anniversaire, des sit-in, des soirées plage et de la « danse à plus soif ». Nombreux sont ceux qui ont dansé jusqu’à l’épuisement sur des chansons comme The Local Is Lekker de Sharon Dee. Nous nous trémoussions devant la prouesse musicale du « local », tel que Dee le célébrait, et flottions dans de petits lagons phoniques au rythme des beats du kwaito . C’était le temps des nuits de débauche sans fin après des dizaines d’années de traumatismes et d’une terreur sans nom. Le temps où nous pourrions crier « Enfin libres ! ».
Alors que la culture tend à se révéler comme un sous-produit de l’administration, envisagé de manière favorable ou non, il ne revenait pas forcément à une Sharon Dee plutôt gauche de célébrer la défaite. L’idée de victoire s’était déjà suffisamment répandue dans l’imaginaire socio-culturel. L’ancien système s’était, en fait, paré de nouveaux atours. La culture qui autrefois était une arme de lutte se voyait systématiquement étouffée de l’intérieur, réduite à une clameur assourdie. Elle devint un outil de promotion au service de la nouvelle administration ou destinée, selon l’expression employée par le critique Lewis Nkosi, à réconcilier les masses populaires dans un formidable statu quo.
D’une culture de la lutte à la soumission !
Écrite à l’apogée des négociations, pour témoigner en outre de l’agitation des derniers jours de l’apartheid, la thèse développée par Albie Sachs dans son essai relativement provocateur Preparing Ourselves For Freedom (1990) qui fut tout d’abord publié à Stockholm puis à Lusaka, peut être soutenue comme le texte qui « prépara » la production culturelle d’aujourd’hui . Dans sa manière de critiquer l’art idéologique, Sachs cherchait à dégager l’office de la culture de ce qu’il nommait la « certitude somnambule » du monde politique. En suivant la problématique déjà existante, sa thèse soutenait que « l’art de la lutte » réprimait les qualités les plus nuancées et ordinaires de nos vies. C’est cette position, et celle de toutes ses affiliations parallèles, qui ont fini par faire virevolter la culture au niveau de l’état.
Le problème est que cette idée n’a pas été simplement catapultée dans une politique culturelle où elle perdure pour structurer et dominer le cadre conceptuel des institutions étatiques, mais que les principales hypothèses qu’elle dégage s’étendent à la vie sociale et aux productions artistiques en général – de l’angle de la rue, jusqu’à la gare, à la musique pop, au théâtre, aux arts visuels, etc. La réflexion culturelle devait suivre la trajectoire générative du « monde non policé » triomphateur qui saturait déjà la politique tout entière. C’est ce qu’on appelle la fin de la période idéologique. Tout le monde devait se libérer du joug malfaisant de la politique, un point que Sachs souligne comme dépassant de loin les « multiples ghettos de l’imagination de l’apartheid ». Par l’adoption, en toute simplicité, du « nous », Sachs avance que la culture présentait les meilleures chances non seulement de libérer l’imagination artistique, mais aussi de démontrer « notre » vraie personnalité – à niveau individuel et national. « La culture », explique-t-il, « c’est nous, c’est ce que nous sommes vraiment ».
Une énigme qui n’est manifestement toujours pas résolue mais se révèle néanmoins intéressante est de comprendre comment l’abandon de l’art – comme arme de lutte – puisse faire écho à cette période de compromis et d’énergie révolutionnaire grandissante. De ce fait, le projet de Sachs doit être appréhendé dans un cadre plus large de la ligne du parti de l’ANC qui commandait la liquidation de toutes les forces révolutionnaires. En ce sens, le démantèlement de la branche armée, Umkhonto Wesiswe et la dépolitisation de la culture ne diffèrent guère. La destinée des pratiques culturelles – cesser d’être une entreprise critique d’inspiration idéologique – était, de ce fait, infléchie par la propre position contre-révolutionnaire du mouvement de libération. Ne peut-on entrevoir ici le mouvement néocolonial classique – le dirigeant intellectuel « naturel » du parti se mettant à la « botte de l’état » (Hartman) lors de la transition vers « l’indépendance » – comme en train d’organiser la défaite depuis l’intérieur ?
Des compromis à répétition dans la culture !
Frantz Fanon soutient que la « revalorisation » de la forme antipolitique de la culture présente, dans le contexte colonial, un « caractère paradoxal ». Si elle mène, d’une part, à sa propre neutralisation, elle offre en outre un terrain fertile à l’impérialisme de différentes manières. Il n’est donc pas étonnant que le critique musical Bongani Madondo écrive à propos du kwaito que sa « couleur politique prend différentes teintes… une tentative musicale des jeunes du township qui ne tient pas debout [et]… qui vend des rêves capitalistes parfaitement irréalisables ». Les critiques Lewis Nkosi et Mphutlane Wa Bofelo sont d’accord avec l’approche défendue par Fanon et Madondo sur les efforts rétrogrades de la culture dans un contexte néocolonial. Déjà en leur temps, Marx et Engels avaient compris cette dimension de la logique capitaliste et défendaient que cette dernière ne se limitait pas à endormir la masse populaire :
« Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. »
Par ma démonstration, je ne cherche pas ici à promouvoir ouvertement un « art politique », comme Ayanda Mabhulu peut le faire dans ses œuvres visuelles que l’on cite volontiers pour illustrer ce terme relativement suranné. En fait, dans leur façon de critiquer ouvertement la situation politique, ces mêmes œuvres ont tendance à dissimuler les choses plutôt que de les révéler. Dans le pire des cas, leurs visuels rhétoriques nous racontent ce que nous connaissons déjà. Pourtant, certaines œuvres contemplatives de l’art contemporain qui questionnent des situations, des désirs ordinaires et occupent une place peut-être plus retranchée et plus contenue – comme c’est le cas, par exemple, de Berni Searle, Mary Sibande et Moshekwa Langa –, semblent disposées à asseoir une présence critique sur la durée. Pour autant, cette présence n’échappe pas ou ne cherche pas à s’écarter de la force annihilante émanant du retard que la logique culturelle a pris. Comme l’a fait remarquer Andile Mngxitama, elle ne « dépasse pas la matrice socio-politique définie par la scène politique plus large ».
Pour Gene Ray, le monde de l’art fonctionne plus ou moins autant sous la forme d’« un sous-système social du capitalisme, [que] sous la forme d’un système global d’exploitation et d’autorité ». Contrairement à la position défendue par Sachs, la logique culturelle sud-africaine postérieure à 1994 relève plus d’un outil idéologique. La culture a tendance à se faire l’outil de l’élite au pouvoir. Pour Boris Groys, l’idéologie et la pratique artistique ne sont pas contradictoires et se recoupent. Il va encore plus loin : « Un artiste opère selon les mêmes principes que ceux de l’idéologie. Ainsi, le potentiel affirmatif et critique de l’art se manifeste de manière nettement plus puissante et productive dans le contexte politique que dans le contexte du marché. ». Dans la constellation néolibérale au sein de laquelle l’establishment politique post apartheid s’est résigné, la pratique artistique œuvre comme un double créatif sans étiquette de la politique. De manière encore plus curieuse, elle reste pétrie de contradictions, même lorsqu’elle feint une critique. Le critique d’art Gerhard Schoeman évoque cet art critique en Afrique du Sud de la manière suivante :
« Lorsque l’éclat disparaît, la critique doit s’engager bien au-delà des fausses apparences, de la fantasmagorie du capital et de l’idéologie – mais comment pourrait-elle le faire si elle doit, dans le même temps, prôner des institutions prohibitives et intéressées ? La peur du châtiment, qui après avoir été théologique est désormais purement économique, réduit la critique à du simple bavardage et à la servilité. »
L’historien de l’art Tembinkosi Goniwe soutient de la même façon qu’« exprimer clairement la domination, la manipulation et l’exploitation des blancs revient à les marginaliser puisqu’il est n’est pas possible de mordre une main tendue ». Néanmoins nous devons légèrement élargir ce point de vue selon lequel la « peur du châtiment » s’immiscerait dans les structures institutionnelles et les pratiques critiques seraient uniquement encouragées dans un contexte prohibitif. Nous devons en effet rester fermes sur la métaphysique du fonctionnement général. Bien qu’il existe des institutions largement progressistes, plus critiques que les autres et enclines à promouvoir un dialogue ouvert, leur simple modalité consent généralement au statu quo. C’est pourquoi nous devons transposer la thèse de Schoeman, puisque c’est le cœur véritable de la nature « théologique » du système qui reproduit ces entraves, ces cadrages et ces restrictions économiques.
Pour conclure, nous nous devons de poser certaines questions. En coupant court à l’art réfléchi, à la libération sous toutes ses formes – le discours culturel s’est égaré vers un objet différent de l’expression artistique pour capituler devant le statu quo. Lorsqu’un critique de la production culturelle fait entendre sa voix dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, il doit toujours attirer invariablement l’attention non seulement sur ses dysfonctionnements à répétition, mais aussi sur les conditions qui les régissent – à savoir, le projet de liquidation de l’ANC. Nous devons nous demander quelles sont les chances aujourd’hui de voir apparaître un art anti-establishment et anticapitaliste, à la fois au niveau local et mondial. L’art peut-il nous classer dans une zone de résistance discursive qui soit moins affligée par les questions liées, notamment, à la peur, à l’intégration, la représentation démographique, la méritocratie, la reconnaissance ? Ce sont là quelques unes des questions urgentes qui permettent à la production culturelle de se repositionner dans le jeu de l’échange social.
Athi Mongezeleli Joja est critique d’art, écrivain et chercheur. Il est également membre du collectif d’artistes Gugulective. Il écrit dans de nombreuses publications et des catalogues d’exposition, dont Savvy, Chimurenga et The Feminist Wire. Il est par ailleurs rédacteur adjoint de la publication New Frank Talk: Critical Essays on the Black Condition.
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