C& est partenaire médiatique de l'exposition “The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists” au MMK, musée d'art modern. Conçue de façon à part entière avec l'événement, C& propose une série de conversations inédites avec les artistes participants.
MMK/C& : Le paradis est au rez-de-chaussée, le purgatoire au milieu et l’enfer à l’étage supérieur. Vous avez attribué une couleur à chacun de ces royaumes. Le paradis est la zone en blanc, l’enfer est noir et le purgatoire rouge. Vous associez en outre chacun des niveaux à d’importants personnages de l’histoire de l’art. Malevitch représente le paradis, Basquiat le purgatoire et Le Caravage, l’enfer. Quelle idée se cache derrière ces attributions ?
SN : C’est très simple. Je trouve le paradis très ennuyeux, très totalitaire et très « blanc ». Le blanc est symbole de lumière, de pureté. Et Malevitch voulait se débarrasser des couleurs, ce qu’il fit en peignant du blanc sur fond blanc. J’ai donc pensé qu’il serait le parfait accompagnateur du paradis. Toute la théorie suprématiste est très organisée et laisse peu de place à la liberté. Le purgatoire, pour moi, c’est l’endroit où les êtres humains ont le droit d’être humains. Au paradis, il y a des sortes d’anges ; au purgatoire, on peut les voir, les reconnaitre, même s’ils doivent subir divers châtiments. Les sept degrés du purgatoire sont organisés selon les sept péchés et je crois que ce sont ses péchés qui constituent l’être humain. Mon ami Jean-Michel était un pécheur, j’aime les pécheurs, mais c’est aussi ce qui l’a tué. Je vois le purgatoire comme un lieu plein de couleurs où le rouge domine. Et c’est tout à fait ce à quoi ressemble la peinture de Michel. Sans doute Le Caravage mérita-t-il l’enfer en devenant un assassin. En tant que catholique, il était même nécessaire qu’il aille en enfer. Ses tableaux montrent son obsession du contraste entre le noir et le blanc. Il est pour moi le compagnon parfait de l’enfer.
MMK/C& : Qu’est-ce qui a influencé votre notion de l’au-delà ?
SN : C’est une question que j’ai fait suivre aux artistes. Où aimeriez-vous être ? Bien sûr, c’est une question purement théorique, ces lieux n’existent pas. L’enfer est mon endroit préféré, mais les limbes aussi. Vous y trouvez des gens qui ne croient pas dans le véritable Dieu. J’aimerais bien savoir ce qu’est le Dieu véritable et ce qu’est le faux. Vous y trouvez des gens comme Virgile, qui naquirent et moururent avant le Christ, tout comme des bébés morts avant d’avoir été baptisés. Cela a été pour moi la démonstration de l’absurdité de tout le système catholique, car pourquoi un bébé devrait-il finir en enfer ? Pourquoi seules certaines personnes ont-elles la possibilité d’aller au paradis, etc. ? Je trouve le paradis ennuyeux et le purgatoire plutôt intéressant, mais trop chaud. Il s’y passe beaucoup de choses. Regardez le purgatoire : tous les gens sont aveugles, ils vivent dans la fumée. En enfer, on trouve tous les monstres, ils souffrent. Mais dans les limbes il y a une sorte de coin pour les VIP. J’ai posé ce genre de questions aux artistes et bien sûr ils ont tous des goûts différents. Mais ce qui était intéressant, et je crois que cela est lié à l’art, c’est que j’ai dû convaincre certains de l’intérêt que pouvaient présenter le purgatoire ou le paradis. Un grand nombre d’entre eux voulait aller en enfer.
MMK/C& : comment avez-vous réussi à les persuader d’aller au paradis ? Les artistes ne pensaient-ils pas que paradis serait ennuyeux, parce que c’est un lieu où les combats sont absents ?
SN : Cela a été simple parce que nous avons essayé de déconstruire le christianisme par le biais de l’exposition. L’enfer de quelqu’un pourrait être le paradis d’un autre. L’exposition ne vise pas à illustrer le texte de Dante, elle souhaite le rendre plus complexe et le replacer dans un contexte différent. Pourquoi devrais-je organiser ma vie en fonction d’un livre que d’autres ont écrit ? Je préfère créer mon propre univers selon mes croyances et ma philosophie.
MMK/C& : C’est tout à fait intéressant, parce qu’au premier abord, l’exposition semble être très clairement structurée et pourtant, lorsqu’on la traverse, les frontières y sont très ouvertes.
SN : Oui, c’est parce que ce n’est pas un au-delà religieux. Les humains étant des humains, ils peuvent changer, passer d’une manière d’être à une autre.
MMK/C& : Alors, les artistes sont censés déconstruire le paradis, l’enfer et le purgatoire ?
SN : Non, c’est moi qui les déconstruis en utilisant la vision des autres. Je joue avec leurs visions et leurs notions de l’au-delà. Quant aux artistes, ils s’occupent de leur travail. Lorsque Zoulika Bouabdellah réalise son installation, elle exprime quelque chose de très personnel et spécifique, et j’utilise sa vision du monde, je la place aux côtés des travaux de Tshabangu qui se penche sur le christianisme en Afrique. Dieu est devenu un bon fonds de commerce qui joue avec la fragilité des gens. Donc, je voulais faire se juxtaposer ce Dieu-là avec un autre Dieu, en disant que toutes ces religions sont des menteuses. Cela renvoie à ce que nous voyons maintenant. Des gens décident pour d’autres, c’est ce que font toutes les religions. Cela me fait penser au pape défendant l’esclavage au prétexte que l’on n’imaginait pas que ces êtres aient une âme.
MMK/C& : Cela nous amène directement à la question suivante liée à la dimension politique de votre exposition. Vous avez déclaré avoir pour objectif le lien entre le passé, le futur et le brouillage des deux. Et vous parlez aussi de vouloir abolir des territoires. Quelle est l’utopie qui se cache derrière cette idée ?
SN : Ce n’est pas une utopie. C’est la réalité. J’ai été élevé à Paris, mais je viens du Cameroun. Il y a un nombre infini de frontières abolies par le simple fait que j’existe. Je pense que l’art oblige les gens à penser et à prendre eux-mêmes conscience du fait que les frontières sont une chose étrange. Je crois que ce ne sont pas les frontières matérielles, mais bien plus les frontières mentales qui importent. Je veux secouer les gens dans leurs têtes, les obliger à réfléchir et remettre en cause leurs propres erreurs évidentes.
MMK/C& : Mais en rassemblant des Africains de divers pays dans la même exposition, ne confirmez-vous pas l’idée de territoires ?
SN : Bon, les espaces physiques, pour moi, sont métaphoriques et abstraits. Les artistes sont la preuve vivante de l’absurdité de la notion de territoire. Parce que je ne sais pas, par exemple, si Mwangi est plutôt africain qu’européen. Et c’est précisément ce que je veux montrer au public. J’ai affaire à des artistes, pas à l’art africain. Je ne sais pas ce que cela est censé être.
MMK/C& : Pouvez-vous définir la notion d’art politique ?
SN : Je ne sais pas ce qu’est l’art politique. Pour moi, l’art est politique lorsqu’il exprime une opinion. Chacune des œuvres montrées dans l’exposition a pour moi une dimension politique. J’aime les formes qui n’affichent pas trop leur nature. Nous avons tendance à oublier l’importance de notre opinion et le fait que d’autres essaient de la contrôler. Ils veulent nous empêcher de penser. Penser est aujourd’hui une question politique. Et tant que nous préservons l’intégrité de nos pensées, nous sommes politiques. Cela ne veut pas dire non plus que toute règle doive être enfreinte.
MMK/C& : Il y une dizaine d’années, vous étiez le commissaire de l’exposition Africa Remix. En Allemagne, elle constitua une véritable « percée » de l’art dit africain. Est-ce aussi ce que vous avez ressenti ?
SN : Je considère que mon travail de commissaire d’exposition est celui d’un acteur politique. Je ne crois pas dans les « percées ». Je veux montrer des choses aux gens. Ce qu’on appelle une « percée » donne aux gens la possibilité d’être moins stupides. Et j’espère que le public allemand est devenu moins stupide grâce à l’exposition. En tant que politique, je prends mes outils et j’anticipe le résultat, comme le ferait un joueur d’échecs. Très bien si cela a permis à certains artistes d’être considérés comme des artistes et non des Africains. Mais la question du public est délicate et intéressante. J’expose mes idées et soit cela marche, soit cela ne marche pas. Le terme de « percée » a été utilisé un peu partout. Il y avait des artistes dans mon exposition qui ont été découverts par le marché de l’art international et qui en fait travaillaient depuis plus de 40 ans. Le fait de découvrir quelque chose qui existe déjà relève d’une sorte de suffisance européenne : c’est penser que ce que vous ne connaissez pas n’existe pas. Les Africains savent tant de choses, ils parlent tant de langues, ils ont appris l’histoire sous tant d’angles différents. L’Afrique est un concept parce qu’elle n’est pas territoriale. C’est pour cela que j’aime être africain.
MMK/C& : Une dernière question : dans vos publications, vous établissez des liens entre les différents arts, vous comparez par exemple les artistes à des acteurs, vous dites que l’art fonctionne comme une symphonie. Quelle est la notion que cachent ces correspondances ?
SN : Je pense que la division en six formes d’art n’existe pas. C’est une division très stupide. Par exemple, si vous prenez l’opéra, vous avez un texte, des voix, des décors, des costumes, une scène. Il faut que tout y soit réuni. Il est impossible à un être humain de ne jouer qu’un seul rôle. Comme je le disais, mon propre rôle, c’est celui du commissaire d’exposition. Peut-être que l’on peut le comparer à celui du chef d’orchestre ou aussi du compositeur. J’écris la musique, et après je dois trouver les bons instruments et les bons musiciens.
Personnellement, comment pourrais-je monter seul cette manifestation ? Je sais pas peindre, je ne suis pas riche, je n’ai pas d’espace personnel à faire fonctionner. J’ai écrit un texte, intitulé « Un commissaire d’exposition en roi nu » : chacun des acteurs de la pièce joue son propre rôle.
L’exposition The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists commissariée par Simon Njami, MMK / Museum für Moderne Kunst, 21 mars – 27 juillet 2014, à Francfort-sur-le-Main.
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