Dans cette série, C& revisite les expositions les plus discutées, les plus appréciées, les plus détestées des dernières décennies, celles qui ont suscité la réflexion et qui ont changé la donne en matière d'art contemporain de perspective africaine. Cédric Vincent revisite les débuts de la Biennale in Dakar.
Taken from the C& Print issue No.1 – HERE
Il est généralement admis que la première Biennale de Dakar s’est tenue en 1992. On se souvient moins de la programmation qui a réuni des artistes du monde entier en 1990. Le déroulement d’une édition consacrée à la littérature cette année-là semble avoir complètement été oublié. Cette édition était la première phase de la Biennale des arts et des lettres qui devait, à l’origine, avoir lieu tous les deux ans en alternance avec une édition dédiée aux arts visuels. Ce sont les artistes et les intellectuels sénégalais qui réclamèrent la création d’un événement qui puisse promouvoir leur production et diffuser leurs œuvres à grande échelle. Cette confusion thématique a semé le trouble dans les esprits quant à la date de naissance de Dak’Art : en 2002, le dixième anniversaire de l’événement a été célébré, réorganisant ainsi la chronologie en oubliant l’édition de 1990.
Lors de sa deuxième édition (en 1996), Dak’Art subit une réorientation qui aura une incidence déterminante sur son avenir. Elle devient la « Biennale d’art africain contemporain ». Ce fut en quelque sorte une renaissance mais aussi une condition essentielle pour s’imposer dans le paysage concurrentiel des biennales qui commençait alors à prendre forme. La nouvelle tendance panafricaine de la manifestation exigeait une nouvelle organisation qui traversa une période de tâtonnements. Le modèle actuel assume désormais pleinement la fonction de plateforme, tant dans la sélection des artistes que dans le choix de jeunes commissaires d’exposition pour assumer la direction artistique.
L’historicité d’une biennale est perceptible au travers de l’étrange ménage à trois que forment continuité, amnésie et coupure. A Dakar, la référence souvent soulignée au Premier festival mondial des arts nègres (1966) et invoquée dès le départ, introduit une variable supplémentaire. Elle permet de revendiquer de façon commode une continuité avec un prestigieux événement culturel passé et de s’ancrer ainsi dans une généalogie proprement africaine. Pour autant, il est trop simple de faire un lien entre le Festival de 1966 et Dak’Art étant donné les différences sur le plan des intentions, des enjeux et de la forme des deux manifestations. Aussi artificielle soit-elle, la revendication de cet héritage permet au moins de s’interroger sur une narration qui ne passe plus exclusivement par la Biennale de Venise, que les études sur le sujet présentent comme étant le point d’origine de toutes les biennales. Un récit plus éclaté, moins linéaire, reste à écrire afin de faire valoir les ruptures et les faux départs autant que les manifestations oubliées ou restées à l’état de projet.
Parmi les projets de biennales oubliés mais dont les enjeux se retrouvent encore dans ceux portés par Dak’Art, il faut en retenir un, présenté dans les pages du journal ICA Information en 1977. Sa postérité ne provient que de cet article mais l’effet miroir avec la Biennale de Dakar est particulièrement révélateur pour l’histoire de cette manifestation. En 1976, le conseil exécutif de l’ICA (Institut Culturel Africain) basé à Dakar, a formulé le souhait d’organiser une biennale essentiellement dédiée aux arts plastiques et tournant dans les pays membres. Cette manifestation devait donner plus de vigueur, d’efficacité et d’impact au programme de l’Institut qui, dans les domaines artistiques, se limitait essentiellement à l’organisation annuelle d’un concours doté du Grand Prix ICA. Le texte du journal détaille un projet manifestement très avancé sur le plan des opérations à remplir. Les organisateurs avaient consciencieusement identifié les enjeux portés par une manifestation de ce type – favoriser la circulation des artistes, de leurs œuvres et les rencontres entre les artistes, éditer des catalogues – mais surtout le projet envisageait la pérennité de la biennale en favorisant l’ouverture de musées d’art moderne créant ainsi un marché en suscitant l’achat d’œuvres par les musées existants. Ces derniers points sont particulièrement importants, ils soulèvent un problème structurel que l’on rencontre aujourd’hui à Dak’art par exemple.
Dakar est en effet dépourvue d’un centre d’art contemporain où des expositions pourraient être régulièrement organisées – ce qui permettrait ainsi aux artistes de bénéficier d’un horizon plus diversifié que celui d’une biennale unique – et qui assurerait la formation de commissaires d’expositions sur place. Ceux-ci pourraient alors prendre en charge de façon professionnelle l’organisation de cette manifestation. Les questions extra-artistiques telles que le tourisme et l’éducation ne sont pas oubliées par les organisateurs de la Biennale de l’ICA. La biennale devait donc être un ambitieux outil de développement des scènes artistiques des pays membres de l’ICA. Elle visait à aboutir à une association panafricaine des arts plastiques. Celle-ci devait élaborer un statut de l’artiste africain et développer des associations à l’échelle nationale réunissant les artistes plasticiens des pays partenaires. Pour cela, la sélection des artistes devait se soustraire aux influences politiques des États, les organisateurs semblent avoir tiré la leçon de précédentes expériences. Dernière exigence des organisateurs et pas la moindre : le souci de maintenir ce rendez-vous à une qualité recevable au niveau international.
Ce projet n’est pas sans renvoyer également à celui de « The Incubator for a Pan-African Roaming Biennial » initié lors de la Biennale Européenne Manifesta 8 (2010), invitant des commissaires à réfléchir au modèle de biennale itinérante adapté à l’Afrique. Si l’on peut reconnaître l’empreinte senghorienne dans la Biennale de l’ICA, les porteurs du projet souhaitaient se démarquer du Festival mondial des arts nègres en la spécialisant sur l’« art visuel ». Elle n’en demeure pas moins un succédané, un dérivé de son illustre aîné, mais aussi un avant-goût du futur Dak’Art. En 2016 nul doute que c’est l’héroïque référence au Festival de 1966 qui fera son retour, effaçant du même coup les projets annexes (certes inaboutis mais vecteurs de dynamiques) qui ont pu être imaginés entre ces deux événements majeurs de la scène culturelle sénégalaise.
Cédric Vincent est anthropologue, postdoctorant au Centre Anthropologie de l’écriture (EHESS-Paris) où il codirige le projet «?Archive des festivals panafricains?» soutenu par la Fondation de France.
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