En conversation avec Nicène Kossentini

Évoquer des espaces imaginaires

C& est partenaire médiatique de l'exposition “The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists” au MMK, musée d'art modern. Conçue de façon à part entière avec l'événement, C& propose une série de conversations inédites avec les artistes participants.

Évoquer des espaces imaginaires

Nicène Kossentini, Spawn and wrack (Frai et varech), 2013, Installation view MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main, Courtesy of the artist and the Selma Feriani Gallery, London

MMK/C& : Le point de départ de l’exposition est la «  Divine Comédie  » de Dante.  Dans quelle mesure avez-vous véritablement travaillé sur l’oeuvre de Dante pendant la préparation à l’exposition  ? 

Nicène Kossentini : Lorsque Simon Njami m’a proposé de faire un travail sur le thème de la Divine Comédie et plus particulièrement sur celui du purgatoire, j’ai tout d’abord commencé à relire l’œuvre de Dante. À ce moment, il m’importait  de m’immerger profondément dans l’ouvrage, mais sans en rester prisonnière. En d’autres termes, je n’ai pas essayé d’interpréter la Divine Comédie et à ce jour je ne pourrais affirmer que c’est l’œuvre de Dante qui a été le point de départ de mon processus de création ou si son influence s’est manifestée à mi-chemin durant la réalisation du projet.  En effet, lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet, durant un programme de résidence artistique à Alger en 2012, l’idée n’avait à l’origine rien à voir avec  l’exposition sur la Comédie divine, et pour moi, l’ébauche du projet n’avait pas de lien direct avec l’exposition. Mais en réécoutant la première histoire, que je tenais d’Alger, je me suis dit, «  voilà ce qu’est l’esprit du purgatoire   »,  et j’ai alors décidé de poursuivre le projet et de le proposer pour l’exposition. Je pense m’être employée, en me penchant sur l’œuvre de Dante, à essayer de faire naître un dialogue et une rencontre entre cette œuvre médiévale et mon travail contemporain,  réalisé lui dans un contexte spatio-temporel tout à fait différent.

MMK/C& : En fusionnant les croyances chrétiennes et les valeurs morales ainsi que les thèmes païens classiques, la «  Divine Comédie » représente un concept de société, des valeurs et une culture profondément enracinés dans l’eurocentrisme. L’exposition a pour objectif de démanteler la prérogative d’interprétation européenne et de la considérer sous un autre angle. Dans quelle mesure pensez-vous que cette approche puisse aboutir à une remise en question générale de la souveraineté de l’interprétation euro-centrique  ? 

NK : Élargir son horizon et son angle de vision permet de remettre en question les points de vue unilatéraux et donc d’avoir une meilleure compréhension réciproque de la culture de l’autre. Je suis tunisienne, de culture essentiellement arabe et musulmane, et c’est sous cet angle  – une perspective tout à fait différente- que j’ai perçu la Divine Comédie. Et je dois dire ici que cette perception  même de la Divine Comédie sous un autre angle est en mesure d’ouvrir de nouveaux horizons. Le fait qu’il existe de multiples et diverses perspectives ouvre en soi la voie à d’autres perspectives et interprétations multiples et distinctes. Aussi une perspective unilatérale et unique ne peut-elle être qu’une illusion. Construite sur les bases de la théologie du Moyen Âge, la Divine Comédie fait le récit d’un voyage à travers les trois royaumes de l’au-delà menant à la vision de la Trinité. Sa représentation imaginaire et allégorique de l’au-delà chrétien constitue la vision médiévale par excellence de l’univers telle que la développe l’Église catholique romaine. Le voyage imaginaire de Dante existe dans la littérature populaire islamique et cela constitue l’un des thèmes qui voient converger les imaginaires de la tradition islamique et  de la tradition chrétienne. Le voyage est illustré dans le «  Livre du Voyage nocturne  » (Kita al isra) écrit en 1198 par Ibn Arabi, mystique et philosophe andalou. Il est également décrit dans «  L’Épître du pardon  » (Risalt al Ghofran) par Al Maarri, le célèbre écrivain syrien (mort en 1057).  Le voyage dans l’au-delà où le Voyage nocturne, appelé «  isra  » dans la tradition islamique, est destiné à montrer au Prophète certains signes divins.  L’ascension dans les cieux «  Miraj  » commença à Jérusalem, où le Prophète fut accompagné par l’archange Gabriel et guidé par lui. Selon la légende et la culture populaire islamique, le Prophète voyagea sur le dos d’une monture ailée et bridée appelée «  Burak  », créature au visage de femme, à la queue de paon, plus petite qu’une mule et plus grande qu’un âne.

MMK/C& : Dans l’histoire de l’art du Nord de l’Europe et de l’Amérique, la «  Divine Comédie  » a été interprétée par de nombreux artistes (tels que Botticelli, Delacroix, Blake, Rodin, Dalí ou Robert Rauschenberg) – dans quelle mesure cela a-t-il influencé la manière dont vous avez traité le sujet  ?  

NK : Franchement, toutes ces interprétations diverses  dans l’art, que personnellement j’admire, n’ont joué aucun rôle dans mon approche ou mon traitement du sujet.

MMK/C& : Comment interviennent la religion et l’éthique dans votre pratique de l’art  ? Et par conséquent, que signifient les termes paradis/enfer/purgatoire à vos yeux ?  

NK : Je crois que ma pratique artistique ne transporte pas directement la notion de religion, bien que l’on puisse remarquer l’influence de la pensée mystique dans mon travail. Je crois que la religion, en tant qu’élément constitutif culturel de chaque individu, exerce nécessairement une influence sur notre perception du monde. Il est important de noter toutefois que l’idée ou la notion de purgatoire n’existe pas dans l’islam. Ainsi, à l’inverse du christianisme pour lequel la foi dans le Messie/Rédempteur apporte salut et bonheur éternel, et pour lequel le purgatoire constitue une étape intermédiaire pour ceux qui iront au paradis, dans l’islam, tous les actes accomplis par un être durant son passage sur terre détermineront sa destinée ultime, ciel ou enfer. Personnellement j’ai en tête une idée plutôt floue des deux notions de ciel et d’enfer, bien que le Coran contienne diverses descriptions détaillées de ces deux endroits situés dans l’au-delà.  Je crois en une vie après la mort, mais je préfère me consacrer à celle d’ici-bas, là où je peux affirmer mon existence et tenter d’en saisir le sens.

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Nicène Kossentini, Spawn and wrack (Frai et varech), 2013, Installation view MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main, Courtesy of the artist and the Selma Feriani Gallery, London

MMK/C& : De quoi parlent les oeuvres exposées au MMK ?  

NK : Je présente au MMK une installation de six projections vidéo. Les six vidéos ne comportent aucune représentation figurative. Les mots, écrits ou parlés, sont les seuls éléments des vidéos. Ils se substituent aux images pour évoquer des espaces imaginaires. Le projet porte sur six histoires racontées par six Algériens. Chacun d’entre elles ou d’entre eux fait un retour en arrière sur sa vie et raconte spontanément ses souvenirs les plus importants. Les six histoires sont relatées en dialecte algérien, un mélange d’arabe et de français.  Ils apparaissent simultanément sur l’écran, accompagnés d’une transcription en anglais. Les sous-titres apparaissent sur une ligne unique et suivent le rythme du récit.

MMK/C& : (Puisqu’il s’agissait d’une commande) comment avez-vous abordé le processus de création  ?

NK : Il y avait cinq ans que j’avais été invitée à participer au projet pour l’exposition sur la Divine Comédie. Une période de temps aussi –relativement- longue a permis à mon travail d’évoluer et d’aller dans la direction souhaitée. En fait, le processus de création a demandé beaucoup de temps pour ce projet. Et comme je l’ai dit précédemment, le projet a été conçu pendant un programme de résidence artistique à Alger. Au début, le projet était un voyage personnel. J’ai démarré en partant sur les traces de mon histoire personnelle, en remontant très loin mais en allant aussi jusqu’au présent. Il y  a quelques siècles, mes aïeux ont quitté Constantine et l’Algérie et sont s’installer en Tunisie. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune trace tangible qui me relie à ces origines, que seul mon nom révèle  : Kossentini  (c-à-d originaire de Constantine). L’histoire du pays telle qu’elle est racontée dans les livres ne m’intéressait pas, et je suis donc partie sur les traces du passé de ce pays  par le biais des diverses histoires  vécues par des Algériens ordinaires. L’enquête n’a pas été facile, parce que les Algériens sont très réservés et introvertis. Pendant les vingt premiers jours de ma résidence, personne ne voulait parler ni faire enregistrer son histoire. La première à accepter de me raconter son histoire fut Keltoum. Je l’avais rencontrée par hasard chez un bijoutier berbère dans une rue du centre d’Alger, où j’habitais. Elle était en train de se disputer avec le joailler au sujet de la guerre d’Algérie quand elle s’est tournée vers moi pour me demander mon avis sur la question  ; je lui avais répondu ne pas connaître l’histoire et être ici pour la découvrir. Lorsque je lui eus brièvement présenté le projet, elle accepta de raconter l’histoire de sa vie. C’est par hasard que j’ai rencontré la plupart des gens qui acceptèrent de me dire leur histoire, et ce dans des circonstances très variées, souvent dans des endroits publics à Alger. Ces gens, anonymes et ordinaires rencontrés par hasard ont consenti à raconter leur vie durant de brèves rencontres de quelques heures, le temps qu’il fallait pour faire les enregistrements et celui qu’il leur fallait pour faire un récit spontané, sans aucune instruction de ma part. Simples autant que profonds, ces récits sont les fragments minuscules de l’histoire vraie, celle qui cache la véritable signification des choses.

L’exposition The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists commissariée par Simon NjamiMMK / Museum für Moderne Kunst, 21 mars – 27 juillet 2014, à Francfort-sur-le-Main.

 

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