Notre auteur Pamella Dlungwana s'entretient avec Athi-Patra Ruga sur sa pratique artistique et performative.
Pamella Dlungwana: Est-ce qu’Athi Patra est une performance permanente parce que vous n’êtes pas né sous ce nom, parce que vous n’avez pas reçu ce nom à la naissance ?
Athi-Patra Ruga: OK, je suis né Athenkosi Luphelele Ruga et j’ai toujours détesté mon nom. Pas pour une raison particulière. Il était tout simplement très long, c’était vraiment traumatisant de le porter et gênant à prononcer pour les gens, cela freinait toujours la conversation à un moment donné. Mais, en même temps, je m’en accommodais car je suis un joyeux introverti ; Athi est un diminutif d’Athenkosi. Je me souviens qu’enfant, j’étais un garçon plutôt grand et je dansais beaucoup sur les clips vidéo. Je les enregistrais, surtout les vidéos de dancehall. J’adorais Patra, la reine du dancehall, et au lieu de faire de l’aérobic, j’enregistrais ses vidéos et imitais ses pas. Aussi, ma sœur, ma mère et ma nièce ont commencé à m’appeler Patra. J’ai collé les deux noms ensemble et ça sonnait bien. Je me suis dit que je pourrais les utiliser à l’avenir, quelle que soit mon activité, mon futur travail, pour créer une marque. Je pense qu’une marque est un gage de bonne qualité.
PD: C’est donc une construction ?
APR: Oui, une construction parfaitement délibérée, très éloquente. Je pense que c’est un personnage en soi, c’est moi et mon rapport à ce nom horriblement long. C’est la preuve de mon besoin permanent de me réinventer. Je pense que ma génération et moi-même éprouvons le besoin de se réinventer constamment. C’est pourquoi je le qualifie de marque parce qu’il représente ces choses-là. Il y a un temps où on peut vivre avec la façon dont on est défini par les autres, et un autre temps où il faut que cela s’arrête et où la définition doit venir de soi. Je pense que c’est la raison pour laquelle je le garde et c’est aussi assez évident dans l’invention constante des personnages. Je trouve intéressant que vous ayez abordé cet aspect, la construction de mon nom et les personnages que je fais exister par mes performances.
PD: On pourrait considérer le fait d’être devenu artiste comme un « accident de mode ». Quand avez-vous eu la première opportunité de devenir artiste ?
APR: Je pense que c’est la première fois que l’on me pose cette question. J’ai fréquenté une école qui était très axée sur le rugby, les cadets et la masturbation, mais il y avait des bus qui emmenaient les plus grands à l’école d’art Belgravia pour assister à des cours d’art et je voulais me joindre à eux pour échapper à cet environnement macho. C’est comme ça que j’ai fréquenté l’école d’art et le lycée parallèlement. C’est là qu’est né mon amour pour l’art et que j’ai découvert Irma Stern – les gens pensent toujours que mes travaux d’après Irma Stern ont démarré quand j’ai commencé mon œuvre artistique, alors que c’était beaucoup plus tôt.
PD: Ainsi, Irma Stern est une influence datant de bien avant ?
APR : Oui, j’ai trouvé un livre sur Irma Stern et cela a influencé ma façon de peindre, de dessiner et d’utiliser la couleur. Elle a fait mon éducation à la couleur et c’était une éducation autodidacte car je n’étais pas satisfait de l’éducation artistique que je recevais. Elle tournait autour de Laubscher, en passant par Sekoto, mais sans aucune mention de l’art contemporain.
PD: Et de quand date votre première rencontre avec l’art contemporain ?
APR: Je me souviens que nous avons effleuré les « happenings » comme héritiers de l’expressionisme abstrait et de l’actionnisme. J’ai réalisé ma première performance au début du lycée, avec un jean Calvin Klein vintage que j’avais acheté dans une boutique de l’Armée du Salut. À cette époque, je découvrais ce qu’était le calvinisme et, sur mon chemin, il y avait un espace appartenant aux témoins de Jehova où un mur entier avait été peint en blanc. J’ai affiché mon jean sur ce mur et ai déclaré avoir créé un calviniste blanc. Mon professeur n’a pas du tout apprécié. C’était la première fois que j’utilisais la protestation, une forme à la fois très passive et agressive, mais d’une manière très stylisée. J’ai donc dû imaginer des nuances graphiques pour articuler les choses qui m’agaçaient sans me prendre de raclée. Je pense que c’est le rôle que joue l’art pour moi : tout y est réfracté et un double jeu est joué.
PD: Quel rôle la mode joue-t-elle dans votre travail ?
APR: Je suis parti de l’idée de la mode et l’ai dématérialisée jusqu’à ce qu’il ne soit plus question de la mode comme industrie, mais comme médium, design, comme une réponse apportée à des problèmes plutôt qu’un questionnement à la manière de l’art. Vous arrivez dans l’atelier et vous ne voulez pas être ringard, vous êtes là pour résoudre des problèmes et créer des œuvres avec moi de cette manière. J’aime le fait qu’il y ait de l’émotion dans tout ça. La mode ne se limite pas à des objets qui sont réutilisés et « font leur retour ». Par définition, la mode consiste à façonner les gens et tout dépend de la façon dont vous le faites. Ce qui m’intéresse, c’est le fait même de créer, la façon dont elle met en forme un corps et établit le lien avec la performance.
PD: Pourtant, la mode a un caractère éphémère…
APR: Oui, le terme de « mode » vient du mot latin qui veut dire « changer ». Ainsi, le corps devient l’objet à changer, à façonner. Vous disposez de ce médium qui a besoin d’un corps assis ou debout d’une certaine manière pour un type de coupe défini. Le fait que les femmes Xhosa portent des jupes cercles pour accentuer leurs hanches et le reste, ça c’est de la performance, c’est de la mode. Ce sont deux médiums qui fonctionnent avec les idées de la perception et ce qui ressort de ce mélange, c’est de l’art en raison de ses composants élémentaires. C’est comme ça que j’ai décidé d’aller dans une école de couture. Je ne pouvais pas parler de mode sans connaissances sur le sujet.
PD: Est-ce que vos personnages précèdent le costume ou…
APR: J’ai fait des vêtements qui ont fini par prendre un aspect sculptural, non utilitaire une fois portés. Ils ont fini par devenir des sculptures presque souples et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à les porter, parce que je voulais me mettre à l’épreuve. Je voulais que ces vêtements soient mon meilleur chorégraphe et je crois toujours que les costumes que je porte sont une sorte de chorégraphe qui se trouve au-delà de moi, parce qu’ils s’apparentent à la perception, à la façon dont les gens réagissent à moi. À peu près au même moment, le centre-ville de Johannesburg subissait une vague de gentrification, des expulsions avaient lieu et je vivais très près de là où tout cela se passait. C’est là où mon premier personnage, Miss Congo, est née, parce qu’à Johannesburg, on est un mouton parmi les loups. À cette époque, je m’intéressais à la procession, la purification, la performance et le rituel. Miss Congo s’était rendue sur un site du centre-ville de Johannesburg où Gito Baloi avait été tuée et avait fait sa première performance. Peu après cela, je me suis rendu à Kinshasa, ce qui était comme un rêve qui se réalisait parce qu’elle est devenue Miss Congo à Kin et non pas un stéréotype de Miss Congo de Troyville ou de Yeoville.
PD: Miss Congo est-elle morte ? Vous avez l’habitude de tuer vos personnages.
APR: Non, elle n’est pas morte, elle n’a pas souffert de violence. Elle fait partie de ces personnages qui vivent dans un « autre espace perpétuel », avec des personnages comme Ilulwane. Injibaba est morte, Beiruth est morte et la Futurewhitewomenofazania ne peut pas mourir parce qu’elle vit dans une chose à laquelle j’aspire sans arrêt.
PD: Pourquoi en laissez-vous certains vivre et d’autres mourir ?
APR: Ils sont tous profondément ancrés dans la narration. Injibaba par exemple, a démarré comme un costume par lequel je souhaitais travailler sur la notion de brutalisme, qui est un style d’architecture, et je voulais créer une sculpture qui abordait ce sujet. J’ai acheté des perruques et ai créé cette forme brutaliste. J’étais sur la route de la Suède et en arrivant là-bas, j’ai été confronté à ce drapeau, celui d’un mouton blanc expulsant un mouton noir. Je suis allé à Zurich pour soutenir des Noirs lors du jour de l’élection. J’étais encore en Suisse lorsque j’ai voulu tuer le personnage car je ne pouvais pas le ramener à la maison avec moi.
PD: Vous avez laissé le Futurewhitewomenofazania, votre unique personnage pluraliste, vivre plus longtemps en dehors de l’« autre espace perpétuel » réservé à ses prédécesseurs, pourquoi ?
APR: J’ai voulu créer un panthéisme de personnages hétéroclites pour la première fois, j’ai eu envie de regrouper des personnages divers, ai éprouvé le besoin de m’approprier différents personnages. La première fois que j’ai porté le costume, j’ai senti son poids, des litres d’eau qui me pesaient. Je me souviens de la catharsis ressentie suite à la douleur liée au poids, qui disparaissait lentement avec ce même poids. Lorsque je me promène, je vois cette peur, les gens cramponnant leurs sacs, et je me demande pourquoi les gens croulent sous le poids d’une telle peur. Les FWWOA sont une apparition frivole, légère, qui bouscule le fardeau de cette peur que les gens éprouvent face aux hommes noirs. Cela interroge la façon dont les hommes noirs traitent les femmes noires par rapport aux femmes blanches et cela aborde aussi la notion des femmes blanches en tant que personnages représentatifs d’un statut social. La discussion est manifestement d’actualité.
L’exposition solo d’Athi-Patra Ruga,The Future of White Women of Azania, Whatiftheworld, 27 novembre 2013 – 8 février 2014, au Cap.
Ruga participe également ‘a l’expo PERHAPS ALL THE DRAGONS IN OUR LIVES ARE PRINCESSES – ON SOMATIC MORPHING, Savvy Contemporary, 19 janvier – 15 février 2014, à Berlin.
Le blog d’Athi-Patra Ruga: http://athipatraruga.blogspot.de
Pamella Dlungwana est chercheuse et coordinatrice basée au Cap.
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