Afin de rendre hommage aux excellentes contributions de nos auteur·rice·s, nous avons exhumé quelques pièces d’anthologie de nos archives, allant des débuts de C& à nos jours. En tête de cette série, voici notre tout premier texte de commande publié, la tribune fondatrice de Sean O’Toole sur l’« art africain », où pourquoi cette expression est une piètre approximation.
Tous les matins, je me réveille et je regarde l’Afrique. Elle se présente à peu près comme ça : de près, une rue de banlieue avec des voitures garées à touche-touche à côté d’un passage pour piétons ; à moyenne distance, une ligne d’horizon métropolitaine avec deux grues montant du matériel pour la construction de l’immeuble le plus haut de ma ville natale ; plus loin, une baie avec des porte-conteneurs à l’ancre ; et au-delà de tout cela, formant un horizon fuyant, un paysage ondulant de collines, de montagnes et de nuages – davantage d’Afrique encore. Il y a quelque chose d’imprévisible dans cette vision. Le Cap, la ville que je regarde tous les jours par ma fenêtre, n’est pas une ville sud-africaine. Du moins c’est ce que j’entends quotidiennement, de vive voix ou dans les écrits que je lis. Elle est trop blanche dans ses préoccupations, dit-on, trop blanche dans son absorption d’asperges bio et de styles de vie de type provençal, trop blanche dans son amour des peintures pop colorées dénuées de significations et ses maisons design aux balcons à formes de couvercles de pianos à queue. Il y a de la vérité dans cette vision. « Je suis attristé par la fracture flagrante de cette ville », remarquait Teju Cole, un romancier et historien de l’art spécialiste de l’art néerlandais du XVIe siècle, lors de sa première visite dans cette ville, récemment. « Elle est dérangeante. Il apparaît clairement qu’il y a ceux qui servent et ceux qui sont servis. » Cole n’est pas la première personne à faire une remarque sur le caractère étrange, controversé du Cap, une ville qui se caractérise par une micro-politique singulière et, depuis quelque temps, une conception exaltée de sa propre valeur. Il y a quelques semaines, Edgar Pieterse, qui dirige l’African Centre for Cities depuis un bureau universitaire situé sur le versant de la montagne de la Table, me disait que Le Cap est un ensemble de « villages déconnectés de pensée et de désir ». Une assertion percutante, l’une de celles qui offre matière à réfléchir et à s’interroger de façon pertinente sur l’expression « art contemporain africain ». Je n’ai aucune idée de ce que cette locution, qui a eu libre cours dans les villes de part et d’autre de l’Atlantique Nord, peut bien vouloir désigner en réalité. Elle me frappe en tant que fiction. Ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Les fictions – qu’elles soient des histoires formalisées ou de vagues idées et légendes transmises sous forme de rumeurs ou de mise en garde murmurée – ont toujours été précieuses dans le contexte brutal du monde. Elles font office de palliatifs, en quelque sorte. Sous leur forme la plus productive, les fictions détournent, divertissent, stupéfient et inspirent ; elles peuvent aussi, de manière positive, provoquer des débats et transformer un scepticisme grognon en prise de conscience. Mais les fictions sont aussi, par nature, des sortes de mensonges. De beaux mensonges, certes, bien que la plupart du temps, les mensonges soient banals. Je me demande si la locution « art contemporain africain » ne risque pas de devenir routinière, ordinaire, banale, en un mot : vide de sens. En l’état, cette expression met trop l’accent sur un volume abstrait (l’Afrique) alors qu’en réalité, c’est dans les unités (les villes, les quartiers, les ateliers) que prend forme le caractère réel de cette pratique. L’art contemporain africain n’est pas une chose créée exclusivement en Afrique ou en provenance d’Afrique ; il vient d’Addis Abeba, d’Alger, d’Amsterdam, de Bamako, de Berlin, du Caire, du Cap, de Cotonou, de Dakar, de Douala, de Johannesburg, de Lagos, de Londres, de Lubumbashi, de Marrakech, de Munich, de Nairobi, de New York, de Paris, de Tanger et d’ailleurs. Parfois, ces villes partagent des affinités, mais la plupart du temps, non. Un mot unique pour désigner un continent est une piètre approximation de ce qui est en réalité un ensemble de pratiques atomisé, dynamique et sans contours géographiques précis. Sean O’Tool est auteur et coéditeur de CityScapes, une revue critique d’urbanisme. Il vit au Cap, en Afrique du Sud. À l’origine, ce texte a été publié le 17 décembre 2013.
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