C& Art Space présente son second artiste

« J’ai surtout appris en explorant et en expérimentant avec différents médias et en me laissant guider par mon intuition. »

Une discussion entre la commissaire d'exposition Christine Eyene et le C& ART SPACE artiste Em’Kal Eyongakpa.

Mixed media sculpture installation, 2010, © Em’kal Eyongakpa

Mixed media sculpture installation, 2010, © Em’kal Eyongakpa

 Christine Eyene: Vous avez étudié la botanique et l’écologie, qu’est-ce qui vous a amené aux arts visuels?

 Em’Kal Eyongakpa: J’ai étudié les sciences de la vie mais j’ai toujours fait de l’art à côté aussi loin que je puisse me souvenir. Faire des études en botanique n’était pas vraiment un choix. Mais aujourd’hui, je pense que cela faisait sans doute partie d’une conspiration cosmique quand ces points commencent à se connecter. Depuis mon enfance, j’ai toujours été fasciné par ce que j’imaginais être l’inconnu. J’essayais de transcrire ce que je voyais en rêves/dans mes visions ainsi que dans mes observations. J’adorais dessiner et sculpter, j’ai écrit mes propres histoires dès mon plus jeune âge. Plus tard, mes parents m’ont interdit de passer mon temps à jouer avec des crayons et de sculpter mes jouets avec du fil. Ils voulaient que je devienne médecin à un certain moment. Je les ai convaincus de me permettre d’étudier la biologie des plantes car j’avais l’impression que ce domaine serait davantage un refuge ou disons, qu’il ferait le lien entre les arts et le souhait de mes parents. Pendant mes études de licence en sciences, j’ai  discrètement enregistré des chansons et écrit des poèmes et des journaux intimes et donc fait de l’art pour financer les enregistrements. Après ma maîtrise en biologie végétale et en écologie, je pensais qu’un doctorat en ethnobotanique me permettrait de trouver plus facilement des réponses concernant les questions que je me posais ou l’inconnu que je cherchais. Mais j’ai interrompu mon doctorat et je commence seulement à comprendre pourquoi : mon grand-père paternel, un herboriste/shaman venait de mourir et je ne cessais de penser à mon grand-père maternel, lui-même herboriste/shaman respecté. Il me fallait quitter cette double vie et donc j’ai « laissé tomber » et je me suis tourné vers mon amour de toujours, les arts, dans l’espoir de trouver mes propres réponses. A l’époque, enregistrer mes observations au travers de différents médias artistiques était simplement une réponse au chaos dans lequel je me trouvais. Le petit-fils de deux shamans dont les parents se trouvaient être chrétiens continuait de vivre, d’explorer, d’échouer, de grandir.

CE: La première fois que nous nous sommes rencontrés, vous ne vous êtes pas présenté comme un artiste visuel mais comme un artiste sonore. Pourriez-vous m’en dire davantage sur vos activités dans ce domaine?

EE: Bizarre que je me sois présenté de cette manière… probablement parce que je suis parfois plus sensible à l’apport sonore que visuel et notre rencontre doit avoir eu lieu à un de ces moments-là.  Pendant le premier cycle de mes études, je passais beaucoup de temps avec un griot percussionniste, Yakoubou Oumarou. Cette rencontre a marqué ma perception des choses et en suivant mon intuition, j’ai expérimenté sur de la musique non conventionnelle produite exclusivement par des instruments à percussion et j’ai imité des mots parlés, des approches inspirées de la musique traditionnelle. Par la suite, j’ai exploré différentes façons d’utiliser mes idées subjectives, y compris au travers d’œuvres de collages musicaux ou sonores provenant entièrement d’enregistrements sur le terrain. C’est ainsi que j’ai fini par utiliser ce que mon environnement mettait à ma disposition et à composer en me basant sur ma perception et ma subjectivité. Certains éléments de ces enregistrements sont accentués et vous y trouverez de nombreuses répétitions qui rappellent les rituels et qui font subtilement référence à la récurrence de lignes répétées dans mes photos, mes dessins et mes sculptures de fil. J’utilise actuellement les deux techniques en composant des sons pour mes installations multimédias. J’ai commencé il y a peu à faire des expériences sur la configuration sonore dans l’espace (espace d’exposition par exemple) et à créer des cartes sculptées en fils (sur la base de cartes de Google). Les enregistrements sur le terrain (provenant de mes journaux sonores) ont été faits dans ces espaces. Le résultat semble effacer les limites temporelles et spatiales de ces médias. Des animations de textes écrits à la main et de vagues sonores suggèrent la manière dont le son a été produit. Les animations vidéo sont ensuite projetées sur des sculptures pour interagir avec les ombres des cartes en fils. Cela accentue à la fois leur nature complexe et mon intérêt pour l’interaction des médias.

CE: Quel type de formation avez-vous suivi dans les arts sonores et visuels ?

EE: Je n’ai suivi aucune formation formelle en soi dans les arts. J’ai fait une formation de deux semaines à Londres, dans la rotonde, la « Roundhouse », en tant que vidéo jokey pour un tour de musique live dans l’émission « Bring the noise ». J’ai surtout appris en explorant et en expérimentant différents médias et en me laissant guider par mon intuition. J’ai fait des recherches sur internet à chaque fois que j’avais des difficultés à utiliser certains médias. C’était le seul endroit vers lequel je pouvais me tourner étant donné l’inexistence d’écoles artistiques spécialisées dans mon pays à l’époque. J’ai pratiquement mené mes propres recherches en art de manière indépendante. Par la suite, les nombreux ateliers et séjours en résidence qui m’ont été accordés m’ont permis d’approfondir ma pratique. J’ai aussi acquis de nombreuses connaissances lors de conversations informelles avec des artistes plus expérimentés ou avec des théoriciens ou des critiques d’art. L’expression de mon art était plus importante et les divers médias que j’utilise ne me servent, en fin de compte, qu’à m’exprimer. Je pars toujours de mes expériences et de mes observations, ensuite je choisis le média qui peut au mieux exprimer une pensée ou un enchaînement de pensées. Avec le temps, la recherche que je menais pour transcrire mes observations et mes rêves m’a fait aboutir à des installations interactives de multiples médias. La nature imbriquée des médias suscite les intérêts multiples et les diverses sources d’informations de mes œuvres. Je m’intéresse aussi à l’entre deux, à la réalité rêvée, aux rituels ainsi qu’à la combinaison entre photographie, vidéo, sculpture et dessins.

CE: L’artiste défunt Goddy Leye (1965-2011) avait une grande estime pour vos oeuvres. De quelle nature était votre interaction avec lui ? A-t-il été, d’une manière ou d’une autre, une source d’inspiration pour vous ? Si oui, dans quelle mesure? 

EE: Je suis un grand admirateur de son oeuvre mais elle ne m’a pas autant influencé que son esprit et lui-même en tant que personne. Goddy Leye continue de vivre à travers ses oeuvres et par ce qu’il a partagé avec les gens pendant qu’il était parmi nous… A mes yeux, il était un humble guerrier qui a beaucoup partagé avec des artistes plus jeunes. J’ai discuté brièvement plusieurs fois avec lui de manière informelle après le Festival panafricain d’Alger en 2009 et nous devions passer un peu de temps ensemble à la galerie d’art Bakery. Mais cela ne s’est malheureusement jamais produit en raison de nos horaires. Mais il est indéniable que j’ai tiré beaucoup de leçons lors de nos brèves rencontres. Aujourd’hui, cela me semble être à la fois une chance et une malchance de l’avoir rencontré pour la première fois pendant que nous étions en train d’exposer des œuvres au Festival panafricain d’Alger. Une chance parce que je préparais déjà quelque chose de bien particulier, quelque chose d’obstiné… Une malchance de ne pas avoir bénéficié plus tôt de ce que nous avons partagé par la suite ou de ce que j’ai appris lors de nos réunions informelles.

CE: Y a-t-il d’autres artistes dont le travail vous a inspiré ou avec lesquels vous entretenez un dialogue artistique ?

EE: De nombreux artistes, plus que je ne pourrais en citer ici, et depuis peu des artistes travaillant sur la musique concrète ainsi que sur la façon de tourner des films. Et les musiciens qui jouent du jazz et de la musique expérimentale. Jusqu’à il y a peu, j’avais à peine accès aux galeries et musées pour y apprécier l’art. Je suis principalement attiré par des artistes qui ne sont plus en vie. Mais j’ai discuté récemment de collaborations avec des artistes tels que Astrid S. Klein, Emeka Ogboh et Salifou Lindou pour ne citer que ceux-là… Des collaborations dont je me réjouis et que je mettrai sur pied dès que le temps et l’espace le permettront. A la fin de cette année, je réaliserai un projet avec Astrid S. Klein, une artiste basée à Stuttgart, Le Dance Floor du Nouveau Monde, une coopération avec des artistes du Cameroun et de Stuttgart. Je trouve le projet très intéressant de par sa nature interdisciplinaire et de sa construction complexe.

CE: Vous avez aussi produit une série de textes. L’écriture est-elle une activité séparée ou s’agit-il d’un élément d’information ou d’interaction en rapport avec votre pratique visuelle?

EE: Je tiens un journal où je note occasionnellement mes pensées – la plupart du temps des mots aléatoires. Dans la plupart des cas, ces énergies de pensée ont d’abord une signification en tant que mots avant que je n’essaie de faire une transcription visuelle. Mes textes donnent en général des informations sur des oeuvres complètement conceptualisées, ce que j’essaie de faire moins souvent aujourd’hui car je m’aventure davantage vers l’inconnu. Je m’efforce d’ajouter d’autres fils, d’autres séries de mots à cette tapisserie. Cela permet de les intégrer pleinement car ils constituent une partie essentielle de ma pratique. Entre-temps, certains de ces textes n’existent que sur des plateformes médiatiques sociales sur le réseau internet comme dans le journal « diary of KHaL! A the human » et « Njangaroon pidgin trends », un groupe Facebook qui échange des histoires et des poèmes en anglais pidgin/Camfranglais sous de nombreuses formes hybrides en réponse à l’augmentation de la créolisation et de la diversification linguistique du Cameroun en général. Je continue à relier des points et à expérimenter sur la façon dont ces médias pourraient se croiser de manière honorable.

 CE: Vos « expériences avec la lumière » sont moins connues. Etait-ce là une phase exploratoire ?

EE: J’ai toujours considéré la caméra comme un instrument et aujourd’hui, je suis heureux d’avoir pu jouer avec elle comme un enfant. Le fait que je n’avais pas de mentor et que je n’avais pas peur d’échouer m’ont permis d’expérimenter énormément. Les « expériences avec la lumière » font partie de cette phase exploratoire. Les expériences de ce type continuent d’être présentes dans mes œuvres récentes mais sous une forme légèrement différente. Cela fait l’objet d’une réflexion subtile dans les projets de films expérimentaux She Moves, Naked Routes et Diary of KhaL!a.

CE: Vous produisez de nombreux sketchs préparatoires quand vous planifiez vos installations. Pourriez-vous parler de ce processus et de la manière dont vous concevez vos installations?

EE: Quand j’étais petit, je rêvassais souvent. Les choses n’ont pas beaucoup changé ; ces sketchs et ces textes constituent des luttes intérieures. La plupart du temps, je suis tiraillé entre l’expérimentation de ces énergies de pensées et l’écriture/la réalisation de sketchs pour soutenir ma nature rêveuse. Je ne prévois pas de travailler sur quelque chose de spécifique. Cela se produit en fonction de mon humeur et des observations relatives à une situation dans laquelle je me trouve. Puis, je constate que je me bats, la plupart du temps, en recourant d’abord aux mots pour donner matière à ces énergies de pensées et ensuite aux sketchs ou vice et versa. Par la suite, j’utilise ces mots/sketchs en plus de la mémoire comme base sur laquelle on peut planifier et réaliser des installations.

CE: Dans Njanga Wata, exposé lors de la 10ème Biennale de Dakar en 2012 et plus tard dans le cadre de l’exposition  We face forward dans la Manchester Art Gallery, vous avez utilisé la méthode du cadre d’arrêt au lieu de la vidéo. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce format ?

EE: Tout a commencé par un besoin d’expression avec des images en mouvements quand je n’avais pas accès à la caméra vidéo. J’ai eu la chance de pouvoir acheter un appareil photo après une visite en 2007. J’avais envie de faire des vidéos et j’ai donc commencé à filmer des arrêts sur cadre. J’ai adoré le résultat final, premièrement parce que j’avais vraiment peu de choix à l’époque, et deuxièmement parce que cela permettait d’exprimer facilement l’imagerie surréaliste, symbolique et paradoxale qui m’intéressait. Depuis lors, la majorité de mes œuvres qui utilisent des images en mouvement est basée sur cette technique et ce même après avoir pu accéder à des caméras plus sophistiquées à la Rijksakademie van beeldende Kunsten (Académie des Beaux-Arts). Je suis fidèle à cette technique à l’exception de rares situations impliquant de la performance ou dans le cas de certains films expérimentaux, comme la série Diary of KHaL!a.

CE: Vous avez bénéficié d’un certain nombre de séjours en résidence: Greatmore au Cap, Bag Factory à Johannesbourg, Rijksakademie à Amsterdam. Dans quelle mesure ces résidences ont-elles eu un impact sur votre pratique et certaines de vos nouvelles démarches créatrices?

EE: Etant un artiste autodidacte, j’ai énormément profité de ces séjours en résidence. Cela me donne l’opportunité de parler à des gens qui ont fait les beaux-arts, d’avoir accès à des bibliothèques, et grâce aux bourses et au budget destiné à l’achat de matériel, j’ai eu la possibilité d’expérimenter davantage. Ces séjours en résidence ont été à la fois productifs et intenses. Grâce à des programmes généralement bien conçus pour permettre la recherche, l’expérimentation, la production et la présentation des oeuvres, mon travail n’a eu de cesse de s’améliorer. À la Rijksakademie van beeldende kunsten (Académie des beaux-arts) par exemple, vous trouvez presque tout ce dont vous avez besoin à un seul endroit: une bibliothèque bien équipée, des ateliers techniques et des conseillers (critiques d’art, théoriciens, artistes expérimentés), des studios de travail et de production. La recherche que je fais renforce en fait mon approche et ma technique intuitives. Les équipements techniques me permettent d’établir de nouvelles méthodes d’interaction dans mon travail comme par exemple l’utilisation de détecteurs alors que dans des projets précédents, les interactions s’opéraient surtout mécaniquement. Je consacre maintenant plus de temps à la recherche avant de commencer une œuvre tout en laissant une marge pour les risques ou les accidents qui peuvent donner une orientation au travail.

CE: Votre travail est multidisciplinaire et implique aussi une approche collaborative, notamment dans le cas de KHaL!SHRINE par exemple. Comment est née cette initiative, quels en sont les objectifs et qui sont les autres artistes impliqués?

EE: KHaL!LAND est une utopie créatrice, un idéal qui est en rapport avec notre propre état par défaut. KHaL!SHRINE, un espace artistique alternatif géré par des artistes, est le produit de cette utopie où les idéaux propres à ce domaine peuvent faire l’objet d’expérimentations dans le monde physique. Dans les locaux de KHaL!SHRINE, nous nous concentrons sur des médias basés sur l’objectif, l’expérimentation sonore et multidisciplinaire.

Nous disposons d’une petite collection d’œuvres digitales basées sur l’objectif et les nouveaux médias et qui ont été produites par un grand nombre d’artistes locaux et internationaux. J’ai mis sur pied le projet KHaL!SHRINE en automne 2007. Il est né d’un besoin fondamental de créer une plateforme créatrice où de jeunes artistes en exercice peuvent s’échanger et expérimenter. C’est une réponse à l’absence de galeries et de centres artistiques à Yaoundé. En outre, nous avons lancé un événement trimestriel art/vin/café appelé « 180 minutes chez KHaL!SHRINE » qui a eu un impact énorme sur la scène artistique locale. Cela a été possible grâce à de nombreux collègues à travers le monde (Angela Ramirez, Brent Meistre, Erin Bosenberg, Rehema Chachage, Emeka Ogboh, Laura Nsengiyumva et Meghna Singh entre autres) qui ont été d’accord pour partager leurs travaux avec une communauté qui n’a pratiquement pas l’occasion de voir des œuvres vidéos ou d’art des nouveaux médias. Un certain nombre d’artistes vivent dans cet espace, par exemple le poète montant et photographe Stone Karim Mohamad, Sentury Yob et Penko Simons. Nous avons organisé des résidences artistiques informelles et des collaborations avec Astrid S. Klein et Romuald Dikoume, un peintre basé à Douala et elles ont abouti à des performances interdisciplinaires. Je suis actuellement à la recherche de nouveaux lieux pour créer un espace permanent ou temporaire dans un futur proche et de préférence dans une zone plus verte. Je continue aussi à me former, particulièrement dans le domaine de la programmation digitale afin d’améliorer ma pratique et de mieux servir ces communautés.

CE: Quels sont vos projets d’avenir?

EE: La vie! (Rires) Je travaille à la finalisation du projet à suivre, une installation vidéo que j’ai commencée en 2012 et je termine Diary of KHaL!A, un film expérimental ainsi qu’une série de poèmes créés entre 2007 et 2013.

Cela vient s’ajouter à des expérimentations en cours autour du projet Interwoven: entre deux, rêve-réalité & rituels / photographie – vidéo – sculpture, dessins et sons, une expérience multi média basée sur ces phénomènes et médias ; il y a aussi un projet interactif en cours, Things we feel, basé sur la perception et la subjectivité.

 

Explorer

More Editorial