Les fameuses toiles d’écorce peintes de Michael Armitage entrecroisent des narrations multiples, provenant autant de médias d’informations historiques et actuels que de ragots de l’Internet. Mais, surtout, le matériau les rattache à ses souvenirs du Kenya, son pays natal. Il s’est entretenu avec C& de sa contribution à la Biennale de Venise, de sa formation en Europe mais aussi de son choix d’ancrer le langage, l’imagerie et les matériaux de ses travaux en Afrique de l’Est.
Contemporary And : Quel a été votre premier sentiment à l’égard de Venise ? Et quelle sera votre contribution à l’exposition ?
Michael Armitage : Lorsque le commissaire de la biennale, Ralph Rugoff, est venu me voir dans mon atelier pour me faire part de ses idées, c’était assez troublant. J’avais travaillé sur ce groupe de peintures depuis une année environ. Au départ, elles traitaient des rapports de force entre un leader politique et ses partisans. Puis je me suis rendu au dernier rassemblement important du parti de l’opposition à Nairobi en 2018. Je voulais juste analyser la dynamique des pouvoirs en jeu, mais lorsque je suis arrivé là, j’ai été témoin d’une situation tellement grotesque et carnavalesque que d’autres questions ont surgi. Environ 20 000 supporters de l’opposition étaient déguisés en clowns avec des perruques orange, de grandes lunettes et des nez rouges. Ils étaient assis dans les arbres du Guru Park à Nairobi, portant des banderoles où l’on pouvait lire : « Vous ne pouvez pas tous nous tuer » ou montrant La Cène de Leonard de Vinci avec le leader de l’opposition flottant au-dessus de la tête de Jésus. C’était tellement dense visuellement, que j’ai commencé à réfléchir au fanatisme et aux formes similaires que peuvent prendre la politique et la protestation dans le monde. Je me suis demandé pourquoi les gens risquaient leurs vies pour la contestation politique : cela en valait-il la peine ? J’ai donc eu l’impression que le concept de Ralph et le titre de la biennale de cette année, « May You Live In Interesting Times » (Puissiez-vous vivre une époque intéressante), mariaient de façon troublante son intention avec mon travail personnel.
C& : Quel effet cela vous fait-il d’installer ces peintures à Venise, si loin de ces protestations ?
MA : Je suis vraiment heureux de faire partie de ce groupe d’artistes et des œuvres sélectionnées. Mes peintures se trouvent dans le même espace que le travail de Julie Mehretu qui, manifestement, traite à sa manière de la thématique de la contestation. Je suis très heureux de me retrouver à côté de ces œuvres si différentes et si proches à la fois. Cela fait en quelque sorte écho à mes peintures qui traitent de la contestation collective. Le fait d’être extrait du contexte réel est une situation que je connais bien, car je n’ai jamais exposé au Kenya ni en Afrique de l’Est.
C& : En termes de public et de collectivité, que pensez-vous de l’idée qu’un seul commissaire conçoive à la fois une exposition aussi vaste et les pavillons nationaux ?
MA : À Venise, la diversité vient des pavillons nationaux qui, bien entendu, comporte un élément de nationalisme. De mon point de vue, ces controverses à propos de Venise sont intéressantes en raison des idées polémiques autour de la perspective unique, des prises de positions nationales… L’idée de Ralph d’organiser deux expositions distinctes avec les mêmes artistes est vraiment captivante, précisément en raison de ces controverses. La tentative d’étendre l’idée d’une voix unique, primordiale, en la dédoublant intègre sa propre voix au débat sur tous ces sujets et en fait une position très dominante et importante.
C& : Acceptez-vous l’idée que le moment poétique de votre œuvre dérive de nombreuses histoires et strates qui la composent ? Est-ce une stratégie pour éviter une signification unique ?
MA : Je ne dirais pas « éviter » une signification unique. Je pense qu’il est important que le travail reflète une situation unique mais aussi de réaliser qu’il n’existe jamais une perspective ou une signification unique, même si c’est la vôtre. Je pense que le poétique est implicite dans tout. Par exemple, dans cette peinture que j’ai réalisée il y a quelques années, intitulée #Mydressmychoice. J’avais eu une réaction tellement viscérale à la pensée que quelqu’un puisse déshabiller et attaquer une femme qui portait une robe jugée trop courte à leurs yeux, je trouvais ça horrible. La position de la femme, centrale dans mon tableau, est empruntée à la Vénus de Velázquez, et se réfère à l’histoire de l’art, à une image iconique de la beauté et de la femme. La situation et le sujet lui ont donné la complexité en se référant également à la dynamique séculaire entre hommes et femmes responsables de tant de violence.
C& : En parlant de sujets et de leur complexité, qu’est-ce qui est central dans votre travail ?
MA : Je pense pouvoir dire que ce qui m’intéresse, c’est les gens, les gens fortement exposés à des pressions ou des situations socio-politiques. D’ordinaire, j’ai besoin de quelque chose qui suscite un conflit intérieur. Et ce n’est ni mauvais ni bon. Dans #Mydressmychoice, il est clair que c’est une situation vraiment horrible que ces attaques violentes à l’égard des femmes arrivent, mais je suppose que mon conflit intime a été d’accepter que c’est un aspect de ma propre culture, et donc de moi-même.
C& : Comment votre travail s’adresse-t-il aux différents environnements culturels dans lesquels vous vivez et travaillez ?
MA : Mes sujets ne sont absolument pas localisés à Londres. Je ne me sens pas atteint par les choses qui arrivent en Angleterre, bien que je vive ici depuis 20 ans. Lorsque j’observe quelque chose, je peux percevoir la colère et la frustration, mais je ne me sens pas personnellement affecté de la même manière que je le suis au Kenya. Bien entendu, ma formation artistique et mon exposition à l’art, qui a été largement influencée par une perspective britannique un peu limitée, sont essentielles à mon approche de la peinture. Et c’est tout aussi fondamental que les sujets que je choisis. Je ne dirais pas que je travaille différemment dans un contexte ou un autre, mais ils m’apportent très certainement différentes influences. Aussi parce que, lorsque je suis à Londres, je ne fais que travailler. Lorsque je suis à Nairobi, je suis plus à l’extérieur et impliqué dans la vie.
Certains aspects de mon travail sont mus par des concepts. Je n’aurais jamais choisi de la toile d’écorce pour travailler si j’avais été chez moi, par exemple. Je n’aurais pas senti la pression d’agir ainsi, comme je l’ai fait à Londres, où je me trouvais dans un contexte étranger, avec mon travail et ses sujets. Dès le début, il m’est apparu très important de situer mon langage, mon imagerie et le matériau en Afrique de l’Est. Je ne pense pas que je ferais ce que je fais actuellement si je n’avais pas reçu la formation que j’ai eue et si je n’avais eu la frustration de n’avoir jamais montré mon travail dans son habitat naturel.
Michael Armitage vit et travaille entre Londres et Nairobi. Il peint à l’huile sur du Lubugo, un tissu d’écorce traditionnel ougandais, qui est battu pendant plusieurs jours pour créer un matériau naturel qui, une fois tendu, présente des trous occasionnels et des creux grossiers. Comme l’a noté l’artiste, l’utilisation de Lubugo est à la fois une tentative de localisation et de déstabilisation du sujet de ses peintures.
Interview par Theresa Sigmund.
Traduit d’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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