L’essence de la nuit est un motif central de la toute dernière exposition de Dawoud Bey. « Night Coming Tenderly, Black » nous emmène sur les sentiers réels et rêvés de l’Underground Railroad, le chemin de fer clandestin. C’est à la faveur de la nuit que des captifs noirs échappaient à l’un des épisodes les plus cruels de l’histoire euro-américaine. Dans ses photographies, Bey articule les instants froids et humides avec les histoires qu’abritent les paysages autour de leurs routes. Il s’entretient avec C& de ces paysages silencieux et inquiétants, mais aussi de Langston Hughes, qui a inspiré ses explorations de la nuit.
Contemporary And : Jusqu’ici votre travail était généralement centré sur le portrait, de sorte que les paysages apparaissent comme une nouveauté frappante. Pouvez-vous nous parler de votre cheminement jusqu’à ces images récentes ?
Dawoud Bey : « Night Coming Tenderly, Black » m’a été commandée par FRONT International: Cleveland Triennial for Contemporary Art. Étant donné que cette exposition devait ouvrir ses portes à Cleveland, j’ai voulu réaliser un travail en lien et en réaction directe avec la région, tout en poursuivant mon exploration et mon engagement autour de l’histoire afro-américaine que j’avais initiée avec The Birmingham Project en 2013. Comme l’Underground Railroad évoquait le mouvement des esclaves fugitifs à travers le paysage, j’ai voulu imaginer et visualiser celui-ci comme il avait pu apparaître et être ressenti. Une fois cet objectif fixé, le choix de portraits ne m’a pas semblé pertinent.
C& : Les gris semblent davantage appartenir à la photographie couleur qu’à une palette monochromatique. Comment avez-vous réussi à obtenir une telle profondeur de couleur ?
DB : Le matériel photographique noir et blanc est capable d’une bien plus grande palette, de nuances et de subjectivité que ce que nous voyons d’ordinaire. Pour ce travail, j’ai voulu concrétiser ma vision non seulement à travers le paysage, mais aussi à travers la manipulation matérielle subjective du tirage photographique. Dans le travail de photographes comme Ansel Adams, W. Eugene Smith et Roy DeCarava, la longue manipulation du tirage participe tout autant à la réalisation de la narration que le sujet en lui-même. Pour ce projet, je voulais aussi travailler de cette manière approfondie avec le matériel. Je travaille avec une palette de tonalités très restreinte, mais riche, dans le spectre du noir et blanc.
C& : Dans « Night Coming Tenderly, Black », je perçois aussi l’influence de la série Södrakull Frösakull de Mikael Olsson, ses photographies de maisons abandonnées en Suède.
DB : Pourtant, les photographies d’Olsson semblent avoir été prises hors des situations qu’il représente, avec une intention et un point d’observation plus voyeurs. Je voulais que les photographies de l’Underground Railroad revêtent une immédiateté physique, un sentiment de connexion intime avec le paysage, de l’ordre de ce que ces corps noirs en fuite ont vu et expérimenté lorsqu’ils l’ont traversé.
C&: Il y a quelques années, dans votre blog, vous avez posé la question : « Comment peut-on photographier un souvenir ? » Cela paraît très émouvant au vu de votre série récente. Comment répondriez-vous à cette question aujourd’hui ?
DB : On peut juste espérer réussir à photographier un souvenir grâce à son imagination, en essayant de réaliser des photographies de façon à qu’elles provoquent une expérience liminale entre le passé et le présent, mais sans rien révéler des circonstances contemporaines. Ainsi, l’observateur n’a pas les points d’ancrage de la contemporanéité. Au lieu de cela, il est suspendu dans une dimension plus ambiguë qui pourrait – comme tout l’indique – être le passé.
C&: Vos images semblent témoigner de la violence du paysage, mais aussi représenter l’espoir des gens qui parcouraient les chemins de l’Underground Railroad. Pouvez-vous nous faire part de votre réflexion à ce sujet ?
DB : Les photographies sont censées évoquer le sentiment ressenti par ces corps noirs fugitifs qui traversaient le paysage de l’Ohio, et leur perception de cet environnement. Je souhaite que le point de vue de ces images suggère ce qu’ils ont peut-être vu, les impressions que ces paysages leur ont laissé ; ce que cela fait de coller au flanc d’une maison – telle une station de l’Underground Railroad – pour ne pas s’exposer totalement, et de devoir négocier les irrégularités du terrain. La faveur de la nuit est censée créer non seulement un paysage dangereux ou intimidant, mais aussi un espace de tendre étreinte, un superbe espace noir à travers lequel des esclaves en fuite se frayent un chemin vers leur auto-libération.
C&: À la lumière des élections américaines de 2016 et au vu des transformations sociales, l’ensemble de votre œuvre apparaît plus pertinente que jamais. Qu’est-ce que cela fait d’être un artiste en ces temps troublés ?
DB : En tant qu’artiste, mon défi est de réaliser des œuvres sur des sujets auxquels je souhaite voir les gens réfléchir. Actuellement, à une échelle planétaire, les gens se déplacent d’un endroit à l’autre, fuyant la terreur et les persécutions, essayant de trouver un lieu sûr où vivre leurs vies. Cela a un lien indéniablement étroit avec ce travail et lui rajoute une strate de signification temporelle et thématique.
C&: Vous êtes un auteur prolifique, et je m’interroge sur votre relation au mot et à l’image, tout particulièrement dans votre référence à Langston Hughes pour le titre de cette exposition.
DB : J’ai écrit des essais et des textes courts sur de nombreux thèmes liés à l’art. Pour ce qui est de la référence à Langston Hughes dans le titre de ce travail, cela permet de situer les photographies dans un débat et une histoire de la culture expressive de perspectives noires à laquelle appartiennent Hughes et DeCarava. Tous deux font partie de mon patrimoine.
L’exposition de Bey, Night Coming Tenderly, Black at the Art Institute Chicago est visible jusqu’au 14 avril 2019.
Dawoud Bey (* 1953), né à New York, a débuté sa carrière de photographe en 1975 avec une série de photographies intitulée «Harlem, États-Unis», qui ont ensuite été exposées lors de sa première exposition personnelle au Studio Museum de Harlem en 1979. Bey est titulaire d’une maîtrise en beaux-arts de l’Université de Yale. Il est actuellement artiste distingué du Collège et professeur d’art au Columbia College de Chicago, où il enseigne depuis 1998.
Nan Collymore écrit, programme des événements artistiques et fabrique des ornements en laiton à Berkeley, en Californie. Née à Londres, elle vit aux États-Unis depuis 2006.
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