Dans le dernier travail de Poku Chemereh, il est question de nourriture. Tout a commencé par un régime à base de crackers. Cet artiste de vingt-cinq ans, dont les travaux étaient présentés l’an dernier à la Biennale de Dak’Art, a testé des méthodes permettant de faire des économies qui sont devenues le point de départ de son enquête sur les matières organiques. Son installation Pokój était visible cette année à Paris lors de l’exposition « Afriques Capitales », et il fait désormais partie de la première édition de la Biennale de Lagos.
Elsa Guily : Pokój est une installation réalisée à partir de matières organiques pour cultiver la relation à l’autre par le biais de la nourriture. L’intérieur de cette chambre renvoie à l’intérieur du corps. Se nourrir soi-même en se nourrissant des autres pour construire son être, voilà une des questions que pose cette œuvre aux visiteurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur le processus artistique qui habite cette œuvre ?
Poku Cheremeh : Je travaille autour de l’intime. Pour Pokój, j’ai développé une façon de rendre compte d’une expérience vécue, pendant laquelle je me suis nourri de crakers durant six mois d’affilée aux Pays-Bas, pour des raisons économiques. J’ai donc tapissé les murs de cette chambre avec des crackers collés à l’aide de sucre brûlé. Une sorte de mosaïque intérieure qui se reproduit à l’extérieur avec le papier, un recyclage fait à partir des emballages des crackers. La couleur noire du caramel qui dégouline sur les plaques de crackers m’évoque une blessure à plaie ouverte. Pour réaliser la table chewing-gum, j’ai donné à certains proches un paquet de chewing-gums et ils devaient me rendre tout son contenu mâché au bout d’une semaine. Ce processus est constitutif de la mémoire de mon travail. Le lit à côté est en lombricompost contenant de vrais vers de terre et des restes de fruits. J’y vois un endroit où je me suis reposé pour rêver, où les choses se dégradent pour se régénérer à nouveau, tel un engrais pour de nouvelles aspirations. Ensuite vient le tabouret en caramel Carambar que j’ai appelé Son Or, jeu de mot sonore, en lien avec un conte populaire au Ghana. Un tabouret en or serait tombé du ciel pour protéger le peuple ashanti de toutes malveillances. Pendant la colonisation, la reine d’Angleterre voulait ce tabouret en or et une femme s’est levée pour le protéger. Aujourd’hui, on le retrouve dans ma chambre pour apporter la stabilité. Le titre de l’installation est Pokój, un mot polonais qui signifie la paix et la chambre. J’utilise ce mot pour harmoniser le tout et dire justement que c’est dans cette chambre que j’ai trouvé la paix.
EG : Comment chacune des localités culturelles de votre parcours d’études a pu influencer et déterminer votre pratique artistique ?
PC : Le métier d’artiste ne m’a jamais vraiment attiré en tant que tel. J’ai commencé les arts plastiques aux lycée international, au Ghana. L’art plastique a été une façon de crier ce que je ne pouvais pas dire. Faire des études supérieures devait, selon moi, servir à développer ma pensée et non me diriger vers un métier en particulier. Dans un premier temps, j’ai commencé des études d’architecture à Boston aux États-Unis, un compromis avec les valeurs de mon père. Pour des raisons personnelles, je n’ai pas continué dans cette voie et j’ai dû me prendre complètement en charge et développer une stratégie de financement pour poursuivre mes études. C’est pour cela que je me suis dirigé vers la France, qui jouit encore d’un système d’aide sociale ouvert et d’universités gratuites. Intégrer une école d’art m’a permis de confirmer ma légitimité à emprunter cette voie artistique.
EG : De quelle façon coexistent l’anglophonie et la francophonie dans votre vie ? Est-ce que cela a pu vous permettre de tisser des passerelles d’une géographie à une autre, entre les différentes cultures de l’Afrique de l’Ouest et la diaspora ?
PC : Le fait de parler français me permet de créer un pont pour m’incruster ou me sentir à l’aise dans une culture ou une autre. J’ai fait ma scolarité primaire dans une école française et, ensuite, dans un lycée international, principalement en anglais. À mon arrivée en France aux Beaux-Arts de Paris, je n’ai pas été introduit à la culture afro-francophone, qui n’existe pas au sein de cette institution. Mes débuts dans cette école étaient très austères. J’ai eu l’impression que, pour les gens, voir un Noir qui débarquait aux Beaux-Arts, c’était quelque chose ! Après un an d’études aux États-Unis où la représentation des Afro-Américains était assez marquée sur le campus, cette entrée en matière dans l’institution française a été un véritable choc. En tant qu’étranger, je me suis senti mis à l’écart et confronté à un devoir d’intégration et d’assimilation par la culture. Il y a très peu d’étudiants étrangers aux Beaux-Arts de Paris et nous sommes rendus invisibles. Pendant mes études, le seul rapport que j’ai pu avoir avec l’Afrique était avec une étudiante sud-africaine blanche. En troisième année, je suis parti en échange à Rotterdam, ce qui a changé ma perception du monde de l’art et m’a permis de prendre confiance en moi. En six mois d’échanges, j’ai mieux compris l’afro-hollandais que l’afro-français.
EG : Dak’Art 2016 a été votre première expérience dans une biennale internationale. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre avec le milieu de l’art contemporain sur le continent ?
PC : J’ose dire que ça a été un conte de fée. J’étais un peu ébloui d’être pris totalement en charge comme artiste pour participer à une exposition. Étant aux Beaux-Arts en France, je n’avais pas du tout conscience de ce qui pouvait se passer sur le continent. Dak’Art m’a ouvert les yeux et je me rends compte de la richesse de cette expérience encore aujourd’hui, qui me permet de me situer et d’avancer. Le fait d’avoir rencontré des artistes africains à la Biennale de Dakar m’a permis de comprendre comment l’art porte un poids socio-économique et politique. Ma rencontre avec Aïda Muluneh est quelque chose qui m’a bouleversé. Une partie de ce réseau se retrouve ici même à Paris, autour de l’exposition « Afriques Capitales ».
EG : Vous êtes invité à participer à la première édition de la Biennale de Lagos. Quel est votre projet pour ce prochain chapitre ?
PC : Je pense que la Biennale de Lagos va être quelque chose de grand ! J’aimerais y aller avec une équipe d’ami.e.s d’un peu partout dans le monde. Beaucoup sont très attiré.e.s par l’effervescence culturelle et économique de Lagos. La participation est un élément de mon travail. Je suis construit par les gens et je construis tout aussi bien les gens. C’est un rapport d’échange primordial qui fait partie de la vie. Cet événement n’est pas financé, donc je suis en train de chercher des fonds pour permettre à ce projet collaboratif de voir le jour.
Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation
More Editorial