L’artiste a créé une archive numérique participative autour de la tendresse dans la photographie, refusant la linéarité temporelle en révélant une affinité commune.
Suite à sa description de The Bondo Culture – la photographie d’une femme aux yeux fermés portant sur sa tête un saladier enveloppé dans un tissu –, Emmanuel Iduma s’interroge : « Quel est cet équilibre, cette sérénité, cette vision intérieure ? » La photo a été prise par Hickmatu Leigh et est publiée sur Tender Photo d’Emmanuel Iduma, une plateforme Substack de photographie par des artistes photographes africain·e·s qui exercent actuellement sur le continent.
La question d’Iduma est en quelque sorte révélatrice de l’essence même de sa Substack. Son choix artistique est le fruit d’une recherche de l’équilibre entre ce qu’est une photographie et ce que l’on attend d’elle – une aspiration à la sérénité et la tendresse, une vision qui bouleverse simplement les préoccupations esthétiques ou critiques.
Iduma a lancé Tender Photo en février 2022 sous la forme d’une archive du travail de photographes débutant leur carrière ou déjà expérimenté·e·s. Jusqu’ici, plus de soixante-cinq photographies de toute l’Afrique ont été publiées sur la plateforme, dont une grande partie réalisées par de jeunes photographes. La proximité temporelle de ces images (quasi aucune n’a plus de cinq ans) et de leurs sujets en fait une archive pour le moins inhabituelle. Elle se façonne à partir du matériau qu’est le présent et se développe avec le reflux du moment vécu.
Chaque entrée s’organise généralement selon la structure suivante : la photo apparaît en haut avec son titre en en-tête. Suit un bref paragraphe écrit par Iduma décrivant la photo, dans lequel il fait part de ses réflexions. Puis vient un texte court de l’artiste photographe qui fournit quelques détails supplémentaires sur le lieu et le moment où le cliché a été pris, les motivations qui l’ont poussé·e, ainsi que sur sa pratique. Il est ensuite bien entendu possible (plutôt à titre d’encouragement) de commenter, partager et s’inscrire. À un certain point, Iduma a réalisé un sondage pour élargir à des discussions critiques. Désormais, de temps à autre, des auteurs et autrices sont invité·e·s à écrire des micro-essais sur trois photographies au choix de la plateforme Substack. C’est une archive numérique remarquablement participative.
Les photos jouent sur le non-dit, à travers le recours à l’absence. Elles renferment ce qui n’est pas présent dans l’image en retenant sa suggestion et son écho. L’histoire est englobée dans le présent. Les réalités politique et sociale sont vues à travers le prisme individuel. Parfois, cela est directement perceptible, comme dans Theresa de Nneka Iwunna Ezemezue, où une femme presque hors champ tient une ancienne photo face à l’appareil. Une autre fois, cela est perceptible à travers les motifs de l’image, tels les gratte-ciel d’une ville sud-africaine construits pendant des années grâce au dur labeur de mineurs, ou le site d’un camp abandonné et le long héritage de violence et de déracinement qu’il évoque.
De la première photo d’Ifebusola Shotunde, Abeokuta Bridge Workers, Iduma écrit : « Le lieu semble calme, mais les hommes portant les casques de protection – ainsi qu’un autre qui semble être penché sur un chariot – suggèrent le contraire. C’est un environnement marqué par un bruit fort et constant. » Toute l’envergure d’Iduma comme auteur et critique est convoquée ici. Quel degré de tension renferme une photo tender ? Combien d’apaisement et de trouble peut-elle contenir ? Et surtout, les photos sélectionnées ici portent une foi dans une vision de la vie qui jamais ne renonce à la place de la tendresse et de l’intime. Ces derniers ne sont jamais oblitérés par la brutalité ou le désespoir, bien que palpables.
Un grand nombre de photographies d’Africain·e·s prises pendant la période coloniale fonctionnait davantage comme des études que comme des photographies. Leur objectif consistait non pas à immortaliser la beauté, la dignité, la mémoire individuelle ou l’histoire sociale, mais bien à servir de simples documents ethnographiques et, parfois, de quelque chose d’un peu plus brut encore : d’études de la physionomie africaine. Iduma a souvent écrit sur ce type de photographie, montrant l’irréductibilité du regard et de la présence africains. Contrairement à ce qui leur était destiné, contrairement à l’esprit sous-tendant leur production et archivage, il a trouvé des visages et des personnes desquels il est proche dans ces photographies. Il a perçu leurs histoires et, à travers un récit qui reste fidèle à une vérité essentielle, il s’est lui-même identifié à eux. Dans son essai sur la photographie « The Colonizer’s Archive Is a Crooked Finger », il déclare : « Je vous regarde. Je reste en vous. »
Je ressens généralement ce sentiment en consultant Tender Photo. Une identification intime avec les sujets se fait jour, de même qu’une sensibilité pour les histoires et les évocations de chaque photographie. À travers la révélation d’une affinité commune, la linéarité se refuse au flux du temps. Sur chaque cliché individuel, se tissent présent et passé. Et à travers les mailles de ce tissage luit une annonce du futur.
Tender Photo est une archive personnelle qui se construit avec le public. L’espace est généreux. Il nous permet d’y pénétrer et nous récompense d’un moment d’intimité. À ce moment-là, nous sommes susceptibles de faire une découverte sur nous-mêmes. Et même si ce n’est pas le cas, nous y trouvons la confirmation de choses que nous aurions soupçonnées ou ressenties. Dans son micro-essai sur trois photographies de l’archive, Iyanuoluwa Adenle écrit que « la nostalgie est une sorte de compassion ». Dans un autre article, Alvin Pang écrit : « Nous qui sommes insignifiants, nous démarquons du regard de l’histoire. » Alice Zoo s’interroge sur la photographie de Blessing Atas qui montre plusieurs pieds pris en train de danser : « Comment se fait-il que nous puissions dire que même ces pieds sont joyeux ? » Puis apporte des réponses : « Telle est la puissance de cette photographie, qu’un portrait sans visages puisse nous dire autant de choses. » En consultant cette archive, certaines personnes repensent à des travailleurs, à des amours perdues, à la tendresse des photographies, à la joie du mouvement ; d’autres pensent à ce que cela signifie d’assister l’autre, à ce que des espaces vides contenaient autrefois, à l’affirmation par un contact ou un geste, au don de s’entraider.
Le singularité du travail que se fixe Tender Photo est rafraîchissante. Les archives publiques de photographie africaine, outre leur fonction de documents historiques, ont souvent des visées politiques ou sociologiques manifestes. En d’autres termes, elles se destinent davantage à une réalité extérieure qu’à une réalité intérieure. Aussi nécessaire que cela soit, il est devenu important de considérer un travail qui confère à l’archive une fonction différente, de sorte qu’elle ne soit pas soumise à la dessiccation de l’histoire ou à la lutte et l’épuisement sans fin du politique. Iduma réalise ce type de travail en posant des questions pertinentes. Une archive publique peut-elle privilégier, non nécessairement la visibilité, mais une sorte de connaissance de soi, d’affinité avec ses semblables ? Peut-elle surtout aborder tout ce qui est intime ?
Certes, les photographies des archives publiques, comme presque toutes les photographies, portent quelque chose de l’intime en elles. Mais dans la plupart des cas, cette intimité n’est qu’accessoire, car ces photos entrent dans les archives pour diverses raisons – souvent à des fins de recherche, pour une certaine vérité de l’histoire. Tender Photo d’Iduma rend l’intime plus palpable, plus central dans sa démarche. Une archive comme moyen de témoigner et de se soutenir les uns les autres. Alors que l’époque contemporaine se dévide, les choix artistiques d’Iduma affirment sa confiance dans la possibilité de se libérer du carcan des images de l’histoire, tout en restant porté par son regard plein de tendresse.
Joseph Omoh Ndukwu est un auteur et éditeur vivant à Ibadan, au Nigeria.
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