Comment les nouveaux centres artistiques d’Accra à Antananarivo interagissent avec les efforts collectifs actuels qui ont permis la création dans des circonstances inconcevables ?
Alors que les marchés de l’art africain dépendent essentiellement des collectionneur·ses de l’étranger, les artistes ont assumé une responsabilité collective au cours des deux dernières décennies. Ce phénomène a donné naissance à un nouveau système de valeur et d’échange, à la créativité associée à l’informalité et à la liberté de structures de production indépendantes. L’art socialement engagé des pays du Sud remet en question l’universalité supposée des normes artistiques capitalistes et témoigne du rôle de l’art dans la promotion et la formation d’une conscience critique collective.
C’était la saison de l’harmattan, la soirée chaude et aride du 17 décembre 2022, lorsque nous avons pénétré dans le 254a Third Kaadjano Street à Accra. Un imposant agent de sécurité, vêtu avec raffinement d’un couvre-chef noir, se tenait à l’entrée. Une fois dans l’enceinte en pierre grise, le public, jeune et branchée, nous a donné une impression de déjà-vu d’une soirée berlinoise arty, bien qu’avec une touche de couleur en plus. Gros pantalons, grosses chaussures, grosses coiffures. Des personnes du quartier et des artistes, des commissaires d’exposition, des galeristes, des mécènes et des collectionneur·ses de diverses régions d’Afrique passaient d’une salle à l’autre, se bousculant parfois pour admirer les œuvres soigneusement sélectionnées, qui se disputaient elles-mêmes l’espace avec ces corps déambulatoires. Certaines personnes se sont arrêtées pour observer les détails, d’autres pour prendre des photos attestant de leur présence pendant ce moment de spectacle d’exception.
Quelques personnalités de l’Académie des beaux-arts de Vienne, l’Alma Mater d’Amoako Boafo, sont apparues avant que les têtes et les caméras ne se tournent à l’unisson à l’entrée de l’activiste politique Angela Davis. Tout le monde était là pour la même raison : faire l’expérience d’un art internationalement reconnu et célébrer l’inauguration tant attendue d’une résidence d’artistes, d’une fondation et d’un espace d’exposition sur trois étages fondés par Boafo : dot.ateliers.
dot.ateliers a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme, l’initiative promet d’apporter un niveau inédit d’attention et d’opportunité aux scènes artistiques africaines. Un changement vers un récit autonome d’affirmation de soi de la part des personnes marginalisées et exclues des grandes expositions internationales et des galeries d’art. La décision de l’artiste ghanéen d’investir dans une institution majeure, là où les gouvernements ont longtemps failli à leur tâche, est admirable. Au cours de la dernière décennie, des artistes ont davantage mobilisé leur capital financier personnel afin d’initier de nouveaux espaces et plateformes artistiques, une évolution qui fait écho aux visions artistiques utopiques d’Olabisi Silva et d’Okwui Enwezor, axées sur le renforcement de l’agentivité. Ces initiatives tentent de dépasser le rôle de la personne invitée sur les marchés mondiaux de l’art en créant des structures pour accueillir des productions d’art contemporain ainsi que des publics locaux et internationaux.
Le flot d’artistes inaugurant de nouveaux espaces et programmes pour des projets dans des villes animées du continent semble s’intensifier avec l’ouverture du programme d’artiste en résidence Black Rock Senegal dans le quartier de Dakar, Yoff Virage, par l’artiste Kehinde Wiley en juin 2019. Il a été suivi par Nairobi Contemporary Art Institute de Michael Armitage en janvier 2020, Hakanto Contemporary de Joël Andrianomearisoa à Antananarivo en février 2020, Guest Artist Space Foundation de Yinka Shonibare à Ijebu en novembre 2022, 360 Projects Ghana de Serge Attukwei Clottey à Accra en décembre 2022, et plus récemment Lusaka Contemporary Art Centre de Victor Mutelekesha en janvier 2023. Ces nouvelles résidences, galeries, centres d’art et autres projets ont l’ambition de renouveler l’énergie et l’engagement dans la pratique des ateliers, le mentorat et la réalisation d’expositions dans les villes africaines. Ces lieux sont devenus des pôles de convergence pour les scènes artistiques du continent, attirant des personnes locales et des projets internationaux – ces initiatives sont considérées par beaucoup comme une manifestation de la résilience à long terme des scènes artistiques africaines.
En établissant Black Rock Residency, Kehinde Wiley désirait un espace de renouveau, pour explorer des idées novatrices et créer, « en travaillant avec son héritage et en dehors d’un contexte occidental », a-t-il déclaré lors d’un entretien avec Alice Kemp-Habib. Il précise que le fait d’avoir pu ouvrir et gérer Black Rock prouve que ses « angoisses quant au maintien d’une carrière en dehors des centres de pouvoir n’étaient qu’une illusion ». Ce sentiment rejoint celui de ses homologues d’Afrique, dont les institutions représentent des gestes symboliques significatifs qui se concrétisent dans un contexte de crise. Les artistes ont dû travailler sans institutions pour les soutenir pendant des années et beaucoup de leurs initiatives forment une réponse à cette précarité, une réaction au vide.
L’essor économique d’artistes individuels ne reflète pas de manière réaliste les politiques culturelles ou les imaginaires collectifs responsables des scènes artistiques africaines émergentes, qui ne peuvent être considérées comme le résultat de cette récente accumulation de capital financier. Ces paramètres ne permettent pas de formuler des projections critiques sur la pérennité de la production artistique sur le continent. L’autorité des collectifs dans ces scènes artistiques réside dans une vision cohérente visant à changer les choses de l’intérieur par le biais de multiples agents à travers la mobilisation de réseaux. Pendant des années, ces communautés de travail ont collaboré pour critiquer et repenser le formatage social comme une caisse de résonance pour les politiques collectives et émancipatrices.
La réinvention opérée par les réalisations locales, y compris les projets de guérilla artistique, les programmes d’enseignement émancipateurs et les entreprises collectivistes radicales, entraîne une prolifération de talents artistiques, un réseau d’art, une multitude de jeunes qui créent et qui organisent — un environnement d’artistes, de commissaires d’exposition et de producteur·rices d’expressions artistiques locales aux ressources multiples. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les nouveaux centres artistiques renforceront les structures capitalistes ou au contraire les fragiliseront en s’appuyant sur une génération d’incubateurs déjà existante qui redéfinissent les scènes artistiques au sein de leurs contextes locaux.
Bien que nous accueillions avec enthousiasme cette vague de centres artistiques sur le continent africain à travers une couverture médiatique pléthorique, les artistes aux longs CV où s’accumulent les institutions du Nord se contentent toujours d’une certaine forme de visibilité. L’absence de rétrospection critique parmi les personnes impliquées dans les schémas de capitalisation du monde de l’art suggère que la communauté artistique africaine n’a pas vraiment tiré les leçons de l’expérience. Il existe un risque que lorsque la machine capitaliste arrive à saturation, le marché de l’art s’envole rapidement à la recherche de nouvelles expressions et créativités à exploiter. Selon le géographe économique David Harvey, le capital se nourrit et tire profit impitoyablement « de la vie collective et collaborative que d’autres ont produite ».
Les efforts pour façonner des modes alternatifs ou des « systèmes artistiques » accompagnés de l’ensemble des structures et des personnes impliquées ont facilité l’émergence de scènes en l’absence de capital traditionnel. Au cœur de cette croissance, y compris aujourd’hui avec divers centres artistiques initiés par des artistes de renommée internationale sur le continent africain, se trouvent des recherches collectives continues et à long terme sur l’acquisition et l’improvisation de moyens et méthodes collaboratives, des efforts acharnés vers la distribution de ressources qui ont permis la production de formes créatives dans des circonstances inimaginables. Contrairement aux grandes institutions officielles, ces structures sont parfaitement adaptées au changement de la production culturelle et artistique ainsi qu’à la possibilité de contrecarrer les temporalités du capital, dans la mesure où leur fonctionnement est souvent moins normalisé et bureaucratique.
Nantume Violet est curatrice et directrice de UNDER GROUND, une galerie et un espace d’art contemporain à Kampala, en Ouganda. Elle travaille comme productrice culturelle depuis plusieurs années et a travaillé en collaboration avec des projets en Afrique de l’Est, au Ghana, en Afrique du Sud et en Allemagne.
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