Out now! Nouvelles éditions papier : C& et documenta fifteen

L’étoffe dont sont faits les nouveaux réseaux

Ann Mbuti se penche sur les coulisses d’un projet de collaboration entre C& et la documenta fifteen, qui a donné lieu à quatre numéros papier très singuliers.

Clockwise: By Gloria Kiconco, Yina Jiménez Suriel, Serine Ahefa Mekoun and Russel Hlongwane

Clockwise: By Gloria Kiconco, Yina Jiménez Suriel, Serine Ahefa Mekoun and Russel Hlongwane

By Ann Mbuti

Avec la nomination de ruangrupa comme collectif curatorial, la documenta de cette année a embrassé la tendance à la collectivité dans l’art. Action collective, partage des ressources et distribution équitable : tels sont les principes sur lesquels le collectif indonésien a fondé l’ensemble de sa démarche pour la quinzième édition du méga-événement artistique. La pratique et l’expérience collectives de l’art sont au cœur du projet plutôt qu’un thème unique. Ruangrupa a choisi le mot indonésien « lumbung », qui désigne la grange à riz partagée, et le réinterprète comme une idée métaphorique que le public rencontre sous diverses formes sur le site de Cassel.

Quiconque a visité la manifestation depuis la mi-juin a vite compris qu’il s’agissait d’une célébration des collectifs et de la communauté, et de la manière dont ils évoluent à travers les personnes qui les animent. Dans cette optique, Weaving Networks: On paper, in places s’est attaché à rassembler les gens : quatre auteur·rices du réseau C&, Russel Hlongwane, Yina Jimenez Suriel, Gloria Kiconco et Serine Ahefa Mekoun ont visité quatre collectifs lumbung répartis dans différentes parties du monde, pour mieux comprendre leur pratique et leur environnement. L’objectif n’était pas seulement d’échanger, mais d’ouvrir de nouveaux réseaux constructifs qui se situent géographiquement en dehors de la zone de confort de C& et qui mèneront à des relations à long terme. Cela a donné lieu à quatre éditions du magazine papier C&, réalisées conjointement de manière à tisser de nouvelles connexions. Conçus et imprimés dans le contexte local de chaque collectif respectif, ils sont distribués à l’échelle locale et initient ainsi à leur tour d’autres réseaux. Seule une petite partie de ces tirages a trouvé le chemin de Cassel pour le public artistique international. 

C& Special Print Issue in cooperation with The Black Archives Amsterdam, August 2022. Photo: C&

Hyperlocal et pourtant mondial

« En tant qu’individu issu d’un endroit différent, il y a certaines choses que je ne peux pas voir », déclare Russel Hlongwane à propos de la perspective « extérieure ». Le responsable de la production culturelle de Durban, en Afrique du Sud, a visité le village indonésien de Jatiwangi, où se trouve la Jatiwangi art Factory, et s’est interrogé : « Quelles sont les choses qui restent cachées à mes yeux ? » JaF est une organisation communautaire qui examine comment la vie locale en zone rurale nourrit l’art contemporain et les pratiques culturelles. Dans sa propre pratique, Russel s’intéresse aux récits hyperlocaux, en particulier à la manière dont ceux liés à la Blackness [Négritude] influencent son histoire globale. C’est l’équilibre entre ces deux niveaux qui a attiré Russel vers JaF : l’orientation internationale du collectif dans le contexte de la documenta et ses pratiques et événements hyperlocaux, développés depuis sa fondation en 2005. Nombre de ses observations concernent l’utilisation de la langue. Le terme « village » dans en anglais, par exemple, signifie quelque chose de très particulier dans la compréhension occidentale. Lorsqu’il est invoqué, certaines attentes et images se déclenchent. Au cours de son séjour à Jatiwangi, Russel et les membres du collectif ont réfléchi à la manière dont les langues régionales peuvent remplacer les termes anglais qui deviennent imprécis une fois utilisés dans des contextes locaux.

Text by Yina Jiménez Suriel, Design by Más Arte Más Accíon

Se comprendre sans langage commun

Le voyage de Yina Jimenez Suriel, quant à lui, était axé sur la géographie. La curatrice et la chercheuse de la République dominicaine a rencontré le collectif colombien derrière Más Arte Más Acción à Bogotá, à un moment charnière de sa pratique. La fondation culturelle à but non lucratif développe une pensée critique à travers l’art et, après plus de dix ans d’existence, a entrepris de repenser la manière dont cela pourrait se traduire dans son travail lorsqu’elle a accepté l’invitation à participer à la quinzième édition de la documenta. Les méthodes de Yina alimentent toujours les processus des artistes et des organisations avec lesquels elle travaille. Ainsi, dans le cadre de sa recherche avec MaMa, elle a inclus les différentes communautés avec lesquelles le collectif avait déjà travaillé. « J’ai réfléchi au microclimat et aux différentes géographies pour choisir mes destinations » explique Yina. En plus de Bogotá, elle a visité au total quatre régions de Colombie. Yina s’est vite rendu compte que, malgré l’énorme distance géographique qui les séparait, les membres de MaMa se posaient les mêmes questions qu’elle. Bien que leurs orientations soient différentes, leurs intérêts partageaient le même langage.

Ces chevauchements correspondent à un principe fondamental de Weaving Networks, qui traduit dans son titre même. Il met au premier plan le travail en commun, la conception et la production en réseau. En 2017, il y avait eu une précédente collaboration entre C& et l’équipe de la documenta de l’époque, qui avait de même donné lieu à une édition papier. Pour la documenta actuelle, au lieu d’une publication classique sur le contenu de l’exposition, la collaboration devait mettre l’accent sur la mise en réseau – un élément essentiel tant pour C& que pour la documenta fifteen. Comment les réseaux peuvent-ils être mis en pratique ? Comment développer de nouvelles connexions ?

Text by Serine Ahefa Mekoun, Design by Sa Sa Art Projects

Des histoires qui racontent le monde

De nouvelles connexions animent également Serine Ahefa Mekoun. Basée en Belgique et au Togo développant une pratique qui se situe entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, elle s’intéresse aux stratégies de survie adoptées par les scènes artistiques émergentes. Pour elle, la langue joue un rôle essentiel dans la survie, exprimant le rapport à une culture dominante directrice qui exige automatiquement un positionnement. Serine a visité Sa Sa Art Projects à Phnom Penh, la capitale du Cambodge, et a invité les membres du collectif à participer à une séance de narration. Le lieu géré par des artistes existe depuis 2010 et se consacre aux pratiques expérimentales et critiques de l’art contemporain. Une insuffisance de l’enseignement de l’art actuel et de son engagement les a motivés à ouvrir un espace de discussion critique. Et bien que Sa Sa existe depuis plus de dix ans, ses membres ont appris à mieux se connaître en partageant leurs histoires. Les termes et idées essentiels de ces moments de partage cohabitent désormais dans un glossaire que Serine a compilé. Il donne un aperçu verbal de ce projet dynamique, expérimental et témoigne de la portée imaginative d’anecdotes apparemment aléatoires.

Text by Gloria Kiconco, Design by The Black Archives

Aux frontières du réseau mondial

Pour Gloria Kiconco, une rencontre inopinée allait être le point culminant de son séjour à Amsterdam. L’autrice d’art ougandaise s’est rendue aux Pays-Bas pour visiter The Black Archives, qui se consacrent à la documentation de l’histoire des mouvements d’émancipation et des personnes noires dans le pays. Leur exposition actuelle, Facing Blackness (à voir jusqu’au 23 décembre 2022), interroge la représentation visuelle des personnes noires et leur histoire de résistance, et contribue ainsi à la réalisation de l’un des principaux objectifs de TBA : rendre l’histoire des personnes noires visible. Lors de l’exposition, Gloria a rencontré de manière inattendue Jennifer Tosch, fondatrice des Black Heritage Tours, qui racontent l’histoire raciale d’Amsterdam et la manière dont celle-ci s’inscrit dans son architecture. « Sa visite a vraiment permis de placer le travail des Black Archives dans un contexte mondial », explique Gloria. « TBA retrace les réseaux mondiaux des années 1960 et 1970 en montrant les échanges entre les auteur·rices, universitaires et leaders noir·es des États-Unis et d’autres pays avec des personnalités des Pays-Bas. Ce type de connexion a été perdu après les années 1970 et 1980, mais il est restitué grâce à l’accès aux archives en ligne de TBA et aux plateformes qu’elle propose aux artistes et à d’autres personnes pour apprendre et échanger des connaissances. » Gloria a toutefois rencontré des obstacles à l’échange international prévu avant même le début de son voyage. En tant qu’autrice ougandaise, obtenir un visa pour un pays européen a représenté un énorme défi. Sans attaches, sans famille ni ressources financières importantes, elle ne savait pas si cette démarche était même possible, malgré tous les documents officiels et les invitations dont elle disposait. Bien qu’il ait été plus court que prévu en raison de divers délais, Gloria a pu passer du temps dans les archives de TBA, conservées dans un bâtiment qui est l’un des rares à appartenir à des personnes noires dans la ville. Elle y a notamment appris directement comment TBA a été fondée. « Malgré les difficultés, un échange avec TBA a finalement été possible, tout comme les connexions recueillies dans leurs archives », explique Gloria. « C’est ce qui fait sa pertinence ». Pourtant, les difficultés logistiques qui se sont étendues sur deux mois ont accaparé une grande partie de son attention – une réalité qui donne à réfléchir sur les réseaux internationaux.

Aussi différentes que soient les expériences des auteur·rices, les quatre ont rencontré des éléments semblables en dehors de leurs contextes établis. Des questionnements partagés, des défis similaires et l’expérience unificatrice de faire partie du Sud global ont suscité des connexions inattendues entre des collectifs de différentes parties du monde. « Les gens du Sud échangent davantage avec l’Europe qu’entre eux », a remarqué Russel au cours de ses recherches. « Mais en mettant de côté ces conversations, quelles sont nos préoccupations les unes par rapport aux autres ? » Weaving Networks a interrogé ces préoccupations et imaginé de nouvelles voies d’échange à leur sujet, même au-delà de la documenta de cette année.

 

Lisez tous les numéros réalisés en coopération avec les collectifs ici.

 

Ann Mbuti est une autrice spécialisée dans les arts et une publiciste culturelle basée à Zurich, en Suisse. Son travail relie les points dans les domaines des arts et de la culture qui composent une plus grande vision du contemporain. 

 

C& AND DOCUMENTA FIFTEEN

Special Print Issues by C& and documenta fifteen

These special print editions evolved of a joint project with four art collectives in the frame of documenta fifteen.

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