Le duo fondateur de ce projet artistique basé à Kinshasa nous parle des complexités artistiques et des concepts liés à la notion d’étranger.
Contemporary And : Dans « Documentary Kinzonzi, 2021 », vous décrivez votre travail au Laboratoire Kontempo comme une réponse aux structures postcoloniales et aux représentations déformées des récits culturels d’Afrique. Dans quelle mesure les conversations sur le postcolonialisme pourraient-elles également faire place à des récits postnationalistes ?
Christ Mukenge: Mon travail en tant qu’artiste est distinct de ma nationalité. Si nous parlons d’art, on ne devrait pas se limiter à l’origine géographique ou à la nationalité. J’observe qu’au niveau international, les artistes de Kinshasa, comme moi, sont soit présentés en tant qu’artistes d’Afrique, soit du Congo. Notre rôle supposé est alors de représenter nos cultures. Cette attitude limite la liberté d’expression et nous conduit très souvent à adopter des clichés et des stéréotypes projetés sur l’idée d’une culture africaine ou congolaise, laquelle est déjà fictive, car il existe une multiplicité de traditions, d’habitudes, d’influences, d’expressions artistiques.
C&: Votre travail à Kinshasa pourrait être perçu comme autant d’interventions au sein d’un espace qui connaît un processus de paix perpétuel. Existe-t-il un aspect de vos activités qui, explicitement ou indirectement, dialogue avec le Congo comme une région engagée dans ces processus ?
CM : Nos activités artistiques et de collaboration ne sont pas humanitaires, elles ne sont plus politiques. Il s’agit de dynamiques d’échange entre les artistes, les chercheur·es et leur public. Pour moi, le travail d’un artiste ne doit pas chercher à éduquer ou à conseiller les gens ou à promouvoir certaines politiques. Au contraire, l’art a la capacité de faire apparaître des contradictions, des complexités, des perspectives différentes qui peuvent être utiles à d’autres domaines tels que la politique et les sphères sociales. Il ne propose pas de solutions, il permet de rendre visibles les structures et aspects de nos sociétés.
Lydia Schellhammer : Depuis des années, nous observons une influence négative sur la scène artistique de Kinshasa qui émane notamment des ONG humanitaires. Elles instrumentalisent l’art pour servir leurs causes. La première fois que je suis venue à Kinshasa, c’était dans le cadre d’une ONG humanitaire. J’avais 20 ans et je dois avouer que je ressentais un complexe de la sauveuse blanche. Mais lorsque j’ai commencé à mieux comprendre les contextes postcoloniaux, j’ai mesuré les effets négatifs qu’une telle attitude condescendante peut avoir dans un lieu comme Kinshasa. Le suprématisme blanc dissimulé derrière une façade humaniste est peut-être encore plus dangereux que le racisme affiché.
C& : Kinzonzi est un terme Kikongo. Il s’agit d’un symbole historique et précolonial, porteur également d’un potentiel futuriste. Vous vous reconnaissez dans ce concept ?
CM : Kinzonzi vient de la langue Kikongo ; et, oui, nous nous y retrouvons dans ce concept. Mais nous employons le mot comme il est utilisé à Kinshasa. La plupart des personnes le connaissent, même si elles ne parlent pas le kikongo. C’est donc un mot qui est devenu quelque peu universel et hautement métaphorique. Un terme qui décrit un concept contemporain de la communauté, qui ne repose pas sur l’harmonie ou des valeurs communes, mais plutôt sur des accords, des négociations. Ce concept s’est avéré très utile pour nos collaborations locales et internationales.
LS : Oui, souvent. Si l’on parle de collaborations, les gens imaginent des échanges dans l’harmonie et la compréhension, mais pour nous, il s’agit plutôt de s’exposer à des confrontations et des débats. Être disponible et laisser le discours se développer à travers soi, voilà ce que signifie être un rat de laboratoire. Se plonger consciemment dans des situations conflictuelles pour tester les marques qu’elles laissent. Je veux comprendre ce que je deviens en tant qu’être humain lorsque je me retrouve confrontée aux grandes problématiques de notre époque.
C&: Quelles ont été les décisions créatives déterminantes dans la réalisation de votre exposition Pool Malebo, récemment présentée à Stuttgart ? S’agissait-il d’une nouvelle trajectoire pour vous, sur le plan artistique et personnel, surtout avant et après votre résidence à l’Akademie Schloss solitude ?
LS : Nous avons une formation de peintres, mais nous cherchons aujourd’hui à comprendre la peinture au sein de contextes plus vastes. Une conception européenne de la peinture rencontre des réalités postcoloniales : tandis que dans le monde occidental, la peinture est perçue comme un médium artistique classique qui a traversé les siècles, accroché aux murs des musées, à Kinshasa, nous la percevons comme un médium temporaire. Dans un climat tropical et dans des espaces dénués de certaines infrastructures artistiques, les tableaux ne peuvent être conservés que très difficilement, voire pas du tout sur une longue période. La pratique européenne de la conservation s’oppose à une approche plus performative et situationnelle du matériau, une logique de l’éphémère et du mouvant.
CM : Pour nous, la peinture au sens large signifie également le transfert de notre travail dans l’espace numérique. En 2020, nous avons commencé à réaliser des films expérimentaux et des dessins numériques. J’expérimente ces formats depuis longtemps, mais c’est surtout au cours de la pandémie qu’ils ont pris de l’importance. Pendant notre résidence au Schloss Solitude, nous avons développé des peintures en 3D à l’aide d’un casque VR. Pour nous, il s’agit d’une transposition directe de notre technique artistique analogique dans l’espace numérique. Tous les mouvements effectués avec le joystick sont transmis directement sous forme de traces numériques, tout comme les dessins sur papier ou les peintures sur toile. Pool Malebo est un projet processuel qui documente cette traduction de la peinture dans le numérique et l’espace tridimensionnel développée l’année dernière.
C&: C& : Votre récent film « Your Exoticism is My Daily Bread » [Votre exotisme est mon pain quotidien] propose des perspectives passionnantes sur les concepts de l’étranger, sur les difficultés économiques et sur les déconnexions possibles entre les marchés de l’art contemporain et les espaces qu’ils représentent. Mais ce travail met également en lumière une forme de matérialisme élémentaire débridé. Comme en témoigne la manipulation symbolique dans certaines parties des performances. À partir de ce film, existe-t-il de la place pour des potentiels expressifs qui proposent des valeurs matérialistes alternatives ?
CM : L’idée de ce film est inspirée d’une expérience que nous avons vécue à Kinshasa, un phénomène que j’appelle l’auto-exotisation. Ce sont surtout les personnes européennes qui ont les moyens financiers d’acheter de l’art à Kinshasa. Alors, beaucoup d’artistes orientent en partie leur production artistique vers les besoins des personnes « expatriées ». C’est-à-dire, principalement des individus blancs qui travaillent pour des ONG, des structures diplomatiques ou commerciales internationales et qui vivent temporairement à Kinshasa. Beaucoup de personnes, qui arrivent avec des préjugés et des fantasmes exotiques, les projettent également sur la scène artistique. Parallèlement, nombre d’artistes de la région créent des œuvres non commerciales et entreprennent des recherches à titre personnel, partagent un style et un discours propres que l’on pourrait peut-être qualifier de valeur contre-matérialiste. Ce travail n’est généralement pas connu au niveau international, mais nous essayons de remédier à cette absence dans le cadre du Laboratoire Kontempo.
LS : C’est exactement le genre de questions que nous cherchons à poser au Laboratoire Kontempo. Comment se situer entre Kinshasa et l’Europe, dans une sphère dominée par les déséquilibres économiques, qui engendrent des dynamiques de pouvoir et portent les traces de la colonisation ainsi que des structures de pouvoir contemporaines ? Comment proposer des espaces de création qui se démarquent de ces structures, sans les ignorer ni les nier ? C’est ce que nous tentons de déterminer dans cette phase de notre travail – en jouant les rats de laboratoire.
www.mukengeschellhammer.com
www.labkontempo.com
Enos Nyamor est un auteur et un journaliste de Nairobi, au Kenya. Il travaille comme journaliste culturel indépendant et, du fait notamment de sa formation en systèmes et technologies de l’information, qu’il a étudiée à la United States International University, il s’intéresse aux médias nouveaux et numériques.
GIVING BACK TO THE CONTINENT
More Editorial