Une interview avec la politologue, productrice de cinéma, commissaire, militante et pédagogue au sujet de sa participation à la 12e Biennale de Berlin.
Contemporary And : Une pratique féministe antiraciste et décoloniale imaginera et créera collectivement une performance publique qui traite de l’urgence de multiplier les refuges et les sanctuaires. Pourquoi est-ce important de créer une telle œuvre dans une ville comme Berlin et comment peut-elle interagir avec un nouvel afflux de réfugié·e·s, d’Ukraine cette fois ?
Françoise Vergès : En tant que commissaire à l’origine d’une performance publique autour de refuges et de sanctuaires féministes et antiracistes, mon idée repose sur une analyse critique d’un état de guerre permanent qui fabrique une vulnérabilité différenciée face au décès prématuré.
La guerre est synonyme de viol, de destruction, d’exil, de perte, de meurtre, de dévastation, et laisse derrière elle des traumatismes durables, des cicatrices, des plaies et des dégâts. Humains, terres, rivières, villes et forêts sont endommagés. Les survivances de la guerre persistent pendant des générations. Nous n’avons pas connu de paix durable depuis des décennies. Bien entendu, lorsque l’on considère l’« Europe de l’Ouest », on peut dire qu’il y a eu la paix. Parce que la violence s’est manifestée ailleurs. La France, le Portugal, le Royaume-Uni et les États-Unis ont été à l’origine de guerres terribles pendant toute la seconde partie du XXe siècle contre les populations qu’ils avaient colonisées. L’Union soviétique a écrasé des révoltes. Les États postcoloniaux ont trahi l’indépendance. Actuellement, il y a une guerre au Yémen. La France, l’Angleterre et l’Allemagne sont de grands producteurs et vendeurs d’armes, et vendre des armes signifie vendre des guerres.
La guerre contre l’Ukraine a ramené la guerre avec toute sa brutalité et sa cruauté, avec toutes ses horreurs et ses souffrances dans l’inconscient européen. Les Européen·ne·s ont été légitimement horrifié·e·s. Qui aurait cru que les rêves des empires du passé ou d’un passé purement fictionnel puissent être réactivés avec une telle force par des autocrates et des nationalistes d’extrême droite (l’empire russe, une Inde hindoue purifiée, la mélancolie postcoloniale au Royaume-Uni et en France) ? Qui aurait pu imaginer que des projets de milliardaires libertariens, forts de leur individualisme débridé et de l’absence de règles ou de réglementations, pourraient être décisifs dans des élections et imposer leurs politiques en matière de crise climatique ou de santé publique ?
Dans le contexte actuel, il est très difficile de se prononcer sur les guerres qui ravagent d’autres parties du monde depuis des décennies sans être accusé·e de whataboutism – de vouloir détourner des véritables sujets (une position qui existe). Mais ce que je souhaite souligner là, c’est la tendance à dénoncer la guerre lorsqu’elle touche « des gens comme nous ». Il nous faut réactiver une pensée radicale au sujet de la guerre et de la paix. Je sais que le terme de « paix » est associé à la naïveté, au manque de réalisme, voire à la complicité avec ceux qui font la guerre. Mais la paix a une autre généalogie, une autre histoire, bien loin de toute naïveté, crédulité et du malentendu de ce qui est en jeu. Il s’agit ici d’édifier la paix, de refuser la fabrication de la vulnérabilité face au décès prématuré, en révélant l’association entre guerre et violence systémique. Cette conception de la paix ne s’est jamais voulue passive, elle ne rejette pas l’auto-défense ni la prise des armes. Elle signifie plutôt que la paix n’est pas ce court interlude entre deux guerres et que la paix dans une partie du monde ne devrait pas dépendre de la guerre dans une autre partie.
Les refuges et les sanctuaires sont des espaces où l’on peut non seulement trouver une place pour se reposer, accéder à de la nourriture, de l’eau, de la chaleur, des douches et une solidarité active, mais aussi un espace où il est possible de réfléchir à ce qui mène à la guerre permanente, au statut des réfugié·e·s (en lisant Hannah Arendt, Frantz Fanon, Angela Davis…) et aux formes passées de résistance. Ce sont des endroits où être en deuil et se souvenir, être triste et imaginer l’engagement et l’action. Des espaces avec des bibliothèques, avec la possibilité d’imprimer, de créer des images, des posters, de rassembler des archives et des documents sur les expériences individuelles. Lorsque je pense aux refuges et aux sanctuaires, j’ai en tête le Underground Railroad, mais aussi tous les refuges contre le fascisme et les guerres coloniales créées en Europe. Cela n’occulte en rien la nécessité absolue des premiers gestes envers des femmes et des enfants épuisés et traumatisés et des hommes qui veulent se reposer en sécurité.
Ces dernières décennies, une division raciale entre les « bon ne·s » et les « mauvais e·s » réfugié·e·s, entre ceux·celles qui méritent une protection et ceux·celles qui ne la méritent pas, s’est généralisée. Cette division raciale incarne un racisme structurel qui est inséparable du nationalisme xénophobe et masculiniste et de la pensée fasciste montante en Europe et dans le monde. Il n’est pas universel que d’être protégé par des droits. Cela dépend de votre couleur de peau, de votre classe, de votre religion, de votre genre, de vos origines. Je le répète, la protection et la solidarité ne sont pas des droits universels. Les réfugié·e·s d’Ukraine méritent protection et solidarité, mais la manière dont les réfugié·e·s africain·e·s, arabes et roms ont été traité·e·s aux frontières, et le fait qu’ils·elles n’aient pas reçu un traitement égal une fois qu’ils·elles ont eu l’occasion de traverser, nous a fait réfléchir sur la fabrication continue du « nous » et « eux·elles ». L’argument selon lequel la majorité des réfugié·e·s d’Ukraine sont des femmes et des enfants tandis que ceux·celles du Sud global sont majoritairement des hommes jeunes ne tient pas compte du nombre croissant de femmes et joue sur le trope colonial/racial qui fabrique des hommes à peaux brunes et noires comme dangereux et une menace pour la féminité européenne.
Vendre des solutions « raisonnables » pour les guerres de la planète et les populations – capitalisme vert, antiracisme néolibéral, fémonationalisme – ne peut masquer ce qu’est la guerre permanente.
C& : Que peuvent faire les arts dans ces situations de bouleversements sociaux extrêmes ?
FV : Aujourd’hui , deux choses sont importantes : la transmission et l’imagination. Et les artistes – plutôt que l’« art » – jouent un rôle important dans les deux. La transmission d’histoires oubliées, de personnages oubliés, de récits, de souvenirs et d’histoires individuelles. Les artistes sont à même de nous montrer ce que nous ne voyons pas mais qui est là, juste sous nos yeux. Et nous avons tellement besoin de stimuler la puissance de l’imagination que le capitalisme restreint. Il ne peut y avoir aucun combat sans cette dimension créative. Les artistes peuvent traduire l’espoir, la colère, la révolte, la joie et les aspirations en des rêveries artistiques.
C& : Comment votre projet Décoloniser les arts est-il structuré et quels changements a-t-il apporté à la scène artistique française ?
FV : J’ai été cofondatrice de Décoloniser les arts en 2015 avec d’autres femmes racisées, artistes et militantes. Je me suis retirée du projet début 2021, de sorte que je ne peux parler que de la période où j’en ai fait partie. L’organisation dénonçait le racisme et le sexisme dans les arts mais souhaitait aller au-delà en exigeant une représentation équitable. Nous avons considéré les institutions artistiques et culturelles comme des structures sociales et les avons examinées dans le détail : qui fait le ménage ? Quel travail est sous-traité ? Quel est le processus de choix des candidatures ? D’où viennent les financements ? Quelles sont les conditions des travailleurs de l’art ? Le monde de l’art n’est pas indemne des conflits idéologiques, politiques et sociaux. Par quel mystérieux processus aurait-il pu être épargné par ce qu’Aimé Césaire appelle l’« effet boomerang » de l’esclavage, du colonialisme, du sexisme, des conflits de classe et du racisme ? Pour reprendre l’expression de Saidiya Hartman, il n’a pas échappé aux « survivances de l’esclavage ».
Nous avons organisé une « université » mensuelle gratuite dans l’espace que Kader Attia a cofondé, La Colonie, qui a eu beaucoup de succès. Nous avions deux publications, nous organisions des visites décoloniales dans les musées. Nous avons porté la question de la décolonisation des arts dans le débat public et forcé les institutions artistiques et culturelles françaises à écouter. Notre action a été accueillie avec une hostilité extrême dans certains milieux universitaires et artistiques.
Nous avons aussi observé à quelle vitesse certaines institutions ont cherché à étouffer les divergences d’opinion en s’appropriant notre vocabulaire ou en réduisant nos exigences et nos objectifs à la question de la parité de la représentation. Tout à coup, toutes les grandes institutions ont considéré que l’histoire coloniale, la théorie décoloniale et la Blackness étaient des thèmes importants. Le capitalisme néolibéral a la capacité à absorber les critiques qui lui sont adressées, et de le faire de plus en plus vite.
En 2021, suite au déboulonnement des statues dans le monde provoqué par le meurtre de Georges Floyd, j’ai publié De la violence coloniale dans l’espace public, qui traite de la manière dont les statues et d’autres œuvres d’art sont des symboles de la violence coloniale dans l’espace public. Elles contribuent à nourrir un environnement hostile. Hostile aux réfugié e·s non blanc che·s, aux migrant·e·s, aux queers, aux personnes LGBTQI+, aux travailleur·se·s du sexe, aux plus âgé e·s, aux enfants, aux femmes, aux pauvres. Les jeunes hommes noirs et arabes savent qu’ils ne peuvent pas pénétrer dans certains quartiers, les femmes savent qu’elles ne peuvent pas circuler librement à tout moment, les plus âgé e·s savent qu’ils elles ne trouveront pas de rues ni de transport conçus pour eux elles, ni pour les enfants, ni pour les travailleur·se·s épuisé e·s.
Les artistes doivent se protéger de la voracité de l’extractivisme de l’université et des institutions. Je suis actuellement en discussion avec des amis pour créer un espace qui fonctionnerait comme un refuge, un sanctuaire, une bibliothèque, un lieu accueillant la création.
C& : Votre livre Un féminisme décolonial est un manifeste qui traite d’anticolonialisme, tout en mettant en avant l’urgence de se libérer du capitalisme et de l’impérialisme. Comment cette pensée peut-elle s’appliquer à un contexte de biennale ?
FV : Les biennales peuvent être des espaces de pacification. Elles sont nombreuses à jouer ce rôle, même lorsqu’elles prétendent le contraire. Mais une biennale offre aussi un espace de débat. L’anticolonialisme, tel que je le conçois – considérant que la colonialité du pouvoir structure la société, que nous ne sommes pas entièrement décolonisés, que l’abolitionisme offre un horizon de lutte – peut être appliqué à un contenu de biennale. Il créera un espace pour débattre collectivement de la manière dont l’art peut ouvrir la conscience et stimuler les rêves.
Par Will Furtado.
Traduit par Myriam Ochoa-Suel.
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