Dans son exposition actuelle, la chercheuse et commissaire présente des artistes marocains qui bousculent l’uniformité des perspectives sur leur pays.
Contemporary And : L’exposition « Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil » actuellement visible dans le centre d’art La Villa du Parc – en collaboration avec Le Cube – independent art room[1] à Rabat – présente les œuvres des artistes M’Barek Bouhchichi, Abdessamad El Montassir et Sara Ouhaddou. De quelle manière avez-vous découvert les pratiques de ces artistes ?
Gabrielle Camuset : J’ai découvert le travail de ces trois artistes lorsque que j’ai commencé à travailler au Maroc en 2015. J’ai connu le travail de Sara Ouhaddou lors de la Biennale de Marrakech (2016) dans l’exposition « Memory Games » autour de l’œuvre de l’écrivain et cinéaste Ahmed Bouanani. Elle y présentait des bijoux et faïences, croisant son propre travail de designeuse avec celui de l’artisan comme porteur de savoirs. Elle avait ensuite installé son atelier à Rabat et nous nous croisions régulièrement.
Vers la même période, M’Barek Bouhchichi a présenté à Kulte Gallery à Rabat son travail autour des « Mains Noires ». Il y évoquait le travail de l’artisanat. Il croisait cela avec l’histoire des populations noires au Maroc tout en questionnant nos racines et la situation actuelle dans le pays.
J’ai découvert le travail d’Abdessamad El Montassir lorsqu’il a participé à la résidence summer’s lab au Cube à Rabat.
Au fil du temps, j’ai relevé que leurs pratiques reliaient des questionnements qui me semblent interconnectés dans le champ de l’art contemporain.
C& : Ces trois artistes que vous rassemblez à la Villa du Parc font chacun·e·s à leur manière mémoire de l’oralité. Comment est née l’exposition d’un point de vue curatorial ?
GC : Les expositions que j’ai réalisées au Cube gravitent autour des problématiques de la réification des récits, de la nécessité de sortir des discours monolithiques, et de la possibilité d’accepter les perturbations. Je trouve que les démarches de ces trois artistes entrent en corrélation avec ces questionnements à la fois de manière complémentaire et singulière. Ce qui m’intéresse dans l’oralité, c’est qu’elle contient la notion d’oubli et d’hypothèse. Ce sont des manières de penser notre monde que l’on perd dans beaucoup de contextes, entre autres au Maroc, alors que cette acceptation du manque ouvre une multitude de possibles.
L’exposition s’inscrit dans cette veine : les œuvres présentées ouvrent des hypothèses, des décentrements qui ont la capacité d’échapper à un point de vue généralisant.
Je souhaitais également sortir des grandes métropoles marocaines telles que Marrakech, Casablanca, Rabat, Agadir ou bien Fès, et privilégier d’autres géographies. Cette exposition fait sens au Maroc, en France et dans de nombreux contextes.
C& : Comment décririez-vous la sélection des œuvres ? Au-delà de l’oralité, l’un des autres fils rouges qui m’a frappée dans cette exposition est qu’elle est basée sur des propositions artistiques ancrées dans des démarches collaboratives qui tentent de trouver une forme juste pour l’oralité.
GC : Le travail de Sara Ouhaddou avec des brodeuses au Maroc a débuté en 2013. Aujourd’hui, elle collabore toujours avec l’une d’entre elles. Elles ont fini ce travail de collaboration sur le long terme, à la fois plastique et technique, avec la grande broderie Sans-titre, projet Des Autres (2021), présentée à la Villa du Parc.
Elles ont réfléchi ensemble aux motifs de la broderie, aux techniques utilisées. Elles en ont cherché les significations. Les motifs renvoient à une interprétation des différents cycles de la vie d’une femme : l’adolescente, la mariée, la mère, la veuve… En remontant les histoires, les récits et les mythes, elles se sont rendu compte que ce qui était identifié pendant longtemps comme la mariée était en fait potentiellement une déesse. Sara Ouhaddou est une artiste qui, avec la collaboration de différents artisans (textile, verre) cherche à formuler des œuvres comme des hypothèses, par le biais de la narration de différentes histoires qui émergent dans un processus en continu basé sur la rencontre et l’échange.
À la Villa du Parc, sur un espace qui peut s’apparenter à une table de travail, elle présente ses recherches. Le plan qui est présenté sur la cartographie qu’elle esquisse ici a posteriori est volontairement inachevé, c’est un espace de recherche et d’enquête qui met en relation différentes connexions librement.
Il y a quelque chose de parallèle dans l’approche d’Abdessamad El Montassir. Il collabore depuis 2013 avec des poètes de sa région, le Sahara, dont un en particulier qui est l’un de ses amis d’enfance. Tout ce qui est produit est discuté collectivement et les enjeux, notamment de l’usage de cette matière poétique, sont abordés pendant la recherche. Son œuvre Al Amakine (2016-2020) par exemple, est composée d’une installation photographique en caissons lumineux et d’une pièce sonore. Elle prend comme matière de départ des poésies en hassanya – arabe dialectal parlé dans le Sahara au sud du Maroc et en Mauritanie. Mais, désireux de ne pas être dans une simple diffusion de poésies enregistrées, Abdessamad El Montassir a réalisé une nouvelle composition à partir de cette matière avec le compositeur Matthieu Guillin. Ils ont pris le parti de travailler sur le souffle, les prises de respiration, les silences, pour évoquer l’impossibilité de la diction, déclinant une composition sonore singulière. Ils ont aussi travaillé sur des captations de plantes – les éléments non humains ayant une place très importante dans la culture sahraouie. Il y a une méthodologie similaire dans le film Galb’Echaouf (2021), fruit d’une collaboration au long cours avec ses protagonistes – dont certains travaillent avec Abdessamad El Montassir sur tous ses projets.
C& : L’œuvre Muqarnas (2022) de M’barek Bouhchichi m’a vraiment frappée parce qu’elle décline de manière très sensible l’expérimentation de la matière et de la forme.
GC : L’œuvre est composée de quatre muqarnas, un motif architectural que l’on retrouve dans de nombreux pays musulmans. Chaque muqarna est réalisé à partir d’un empiècement, tel un puzzle composé de plusieurs éléments.
Dans l’exposition, un des muqarnas d’origine en bois peint a été trouvé par l’artiste dans un marché de seconde main au Maroc et présenté tel quel. Un deuxième muqarna est également d’origine et en bois peint, il a été restauré par M’Barek Bouhchichi avec des couleurs traditionnelles. Le troisième est aussi une variation car il est composé d’éléments en bois sans pigments. Enfin, le quatrième muqarna est fabriqué à partir d’éléments en résine. Cette œuvre s’inscrit dans une forme d’apprentissage réinterprété, un héritage de ces techniques que l’artiste porte et transforme. Il montre qu’au-delà des apparences, il y a une complexité qui se trame en plusieurs strates. Il présente à proximité de cette œuvre une sélection de pages de son carnet de travail, composé de croquis, de recherches relatant des voyages et des rencontres. Avec ces pages, on est en immersion dans le processus de travail de l’artiste et de sa pensée.
C& : Avez-vous tenté de recréer ou de donner une expérience spatiale dans le parcours de l’exposition similaire à celle d’une personne marchant dans un paysage et canalisant de multiples récits, archives, images ?
GC : Je souhaite que les visiteurs de cette exposition, quel que soit leur contexte, apprennent quelque chose de nouveau, des éléments du Maroc qui sont peu connus, sans tomber dans le didactisme. M’Barek Bouhchichi vient de Akka, Abdessamad El Montassir est de Boujdour, Sara Ouhaddou est française d’origine marocaine et vient d’une famille d’artisans. Tous les trois cherchent à comprendre autrement le pays et ses cultures. Par exemple, avec l’installation Al Amakine d’Abdessamad El Montassir, je voulais qu’il y ait une déambulation et une observation active du visiteur. La poésie qui sert de base à son projet raconte les évènements qui ont lieu, qui peuvent être politiques, culturels, sociaux ; la poésie continue de s’écrire aujourd’hui et elle permet aussi de se déplacer dans le territoire. Les lieux photographiés sont donc connectés entre eux par la poésie, par des repères spatiaux et temporels de distance. Ici, cette installation redéploie une sorte de cartographie fictive.
Plus qu’un paysage, la scénographie de l’exposition est intuitive, chaque œuvre a un espace d’existence propre tout en étant inscrite dans un récit plus large.
C& : L’exposition ouvre sur cette idée d’une archive vivante, transparente et accessible. Avec en parallèle l’exposition « CASABLANCAS[2] » (Commissaire: Maud Houssais), on remarque que de la modernité artistique à la période actuelle demeure ce même refus de la standardisation au Maroc. Jusqu’à quel point le décentrement de ces pratiques permet d’œuvrer en ce sens ?
GC : Dans l’exposition « Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil », M’Barek Bouhchichi, Abdessamad El Montassir et Sara Ouhaddou proposent une interprétation complexe d’un certain refus de la standardisation. Nous avons une image souvent uniforme d’un pays où la classe moyenne est définie d’une certaine manière, où la religion est l’islam, où la langue unique est l’arabe, où les gens ont la même couleur de peau et une seule culture commune générale demeure. Le Maroc construira son avenir en envisageant sérieusement la place dans la société des Noirs marocains et des personnes issues des régions subsahariennes dans ses communautés. Il en va de même pour la considération apportée aux Amazighs dans tout le pays, et à la perception et à la compréhension des savoirs et cultures dans le Sahara au sud du Maroc, au-delà des tensions.
L’art permet de donner une place et la parole aux gens que l’on ignore complètement.
L’exposition est visible du 22.01 au 7.05.22 à la Villa du Parc, en collaboration avec Le Cube – independent art room
Gabrielle Camuset (1987) est chercheuse et commissaire d’exposition. Ses recherches portent principalement sur les enjeux des théories postcoloniales dans nos contextes contemporains, notamment en Europe de l’Ouest et au Nord de l’Afrique. Elle aborde ces problématiques de manière intersectionnelle en étant attentive à connecter les spécificités de chaque pratique et contexte.
Karima Boudou (1987) est collaboratrice scientifique à la Haute école des arts de Berne (HKB), historienne de l’art et commissaire d’exposition. Elle vit et travaille à Bruxelles. Son travail croise théoriquement et pratiquement la théorie postcoloniale et la réactualisation des archives et des histoires décentrées de l’art moderne et contemporain, en considérant stratégiquement les politiques de vision et de visibilité dans l’histoire de l’art.
[1] Le Cube – independent art room est un espace d’exposition, de résidence et de recherches axé sur les pratiques artistiques contemporaines fondé en 2005 à Rabat par Elisabeth Piskernik.
[2] CASABLANCAS, curatée par Maud Houssais, est une exposition d’archives présentée dans l’espace Véranda de la Villa du Parc. Elle renvoie au virage intellectuel et plastique qui a pris place dans les années 1960 et 1970 à l’École des beaux-arts de Casablanca.
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