Nous nous entretenons avec l’artiste tunisienne au sujet de son rapport à l’épuisement de la matière
Diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2011, Lina Ben Rejeb a construit sa carrière entre la France et la Tunisie tout en aspirant à une forme d’universalité. L’artiste, qui fonctionne par protocoles, expérimente et altère la matière, les outils et les machines jusqu’à l’épuisement, la perte de sens, dans l’optique de créer un langage nouveau, inhérent à l’œuvre-même. Jamais frontale, elle emprunte une voie détournée, qui déconstruit, suggère. Pour défier la mort et tromper l’oubli, Lina Ben Rejeb poursuit la finitude et traque les traces de ce qui s’épuise. Pour en parler, elle nous reçoit dans son studio parisien. C&: Comment votre parcours, entre la France et la Tunisie, a-t-il forgé votre rapport au langage ? Lina Ben Rejeb: J’ai eu la chance de faire mes études dans deux langues, l’arabe et le français. Mais quand on vit à Paris depuis quinze ans et que l’on n’a plus beaucoup l’occasion de parler l’arabe, il reste les livres. N’ayant pas la possibilité de voyager petite, la lecture m’a permis de créer des mondes, de découvrir la magie de penser en images, puis d’apprendre à confronter ma construction au réel. Se confronter à la mémoire des autres est sûrement la meilleure manière d’aborder une culture, avant de l’aborder à travers le phénomène vivant, humain. Quand je suis arrivée aux Beaux-Arts, étant autodidacte avec une approche assez classique, j’étais plus intéressée par l’aspect conceptuel de l’art. Sauf qu’à l’époque, il y avait peu d’artistes d’origine du Maghreb dans l’école et mes maîtres d’ateliers ont tout de suite voulu m’orienter vers la calligraphie, ce qui a suscité une réaction de rejet chez moi. J’ai alors choisi de faire les choses à rebours en déconstruisant mon rapport à l’écriture pour aller vers une autre matérialité du langage. Avant d’arriver en France, j’avais fait un premier cycle en design dont un an de calligraphie. Ce qui m’avait tout de suite intéressée, plutôt que la beauté plastique, c’était cette idée de rigueur dans la répétition qui crée une forme d’écho, de métageste. C’est ce que l’on retrouve dans mes œuvres Carnets où cette non-signification du geste calligraphique crée un vocabulaire propre. La question de la finitude du geste de l’écriture est devenue un enjeu central dans ma pratique.
C&: Pourquoi ce refus d’être cataloguée comme artiste arabe ?
LBR: Même si la question postcoloniale et la question de l’identité sont très intéressantes et qu’il faut questionner son passé et le rapport au pays où l’on décide de s’installer, de la même manière que les questions de féminisme sont importantes, j’estime que ce sont des sujets personnels. On n’est pas obligé d’être exotique. Ce que la Biennale de Casablanca nous offre justement, c’est un contexte au-delà de la question identitaire, au-delà de l’Afrique, même si c’est un continent qui doit être regardé, regardé différemment. Je ne fais pas partie des artistes politiques, de ceux qui font de l’autofiction, du moins pour l’instant. Ce qui m’intéresse, c’est de poser une forme de langage qui va créer des liens tout en me dissociant. J’aime cette mise à distance, par rapport à l’image et la narration. Dans ma démarche, il m’importe de pouvoir parler à tous, peut-être dans une quête un peu absurde d’universalisme. Dès le départ, il a été question pour moi de me décontextualiser pour trouver d’autres pays, d’autres langages, d’autres rencontres. J’aime avoir des publics multiples, de milieux socio-culturels, de pays différents, mais avec qui l’interaction reste la même. C’est ce qui m’a d’ailleurs toujours intéressée dans les musées, cette façon de s’extraire du monde.
La seule exception se trouve peut-être dans ma série Peintures domestiques que l’on pourrait qualifier de féministe dans la mesure où j’y questionne la notion de « travail de femme ».
Peintures Domestiques I et Peintures Domestiques II révèlent une méthode manuelle d’effacer en lavant à la javel. J’efface ensuite l’effacement dans un geste tautologique en brodant. En dévoilant le motif effacé, j’ai révélé les propriétés de ce tissu : il est composé de strates, une méthode de production très proche de la production artistique, mais qui est amenée à bientôt disparaître.
Et pour répondre à la question, j’ai un problème avec l’idée de définir une personne par rapport à ses origines. On ne devrait pas assimiler un artiste à une identité, un contexte. Je considère mon travail non pas comme une négation de qui je suis, mais plutôt comme une extension, une progression vers les autres.
C&: Dans votre approche vous cherchez à répondre à des questions autour du sens du travail, de l’oubli, de la trace tout en déconstruisant la notion de sens et en valorisant un rapport immédiat des spectateurs à l’œuvre…
LBR: Faire sens est probablement l’une des choses les plus difficiles, mais c’est aussi l’une des façons les plus simples d’aborder l’art qui, de l’extérieur, est assez terrifiant. Pour ne pas paniquer, il faut l’aborder d’un angle conceptuel à travers des questions simples, en opérant par glissements pour éviter la frontalité. Après, j’accompagne toujours l’œuvre – qui peut paraître parfois hermétique – d’un discours parce qu’il me tient à cœur que les gens comprennent. Mais ce n’est jamais que mon point de vue qui est partiel et partial. Il est offert mais pas imposé. J’aime que le spectateur vienne rejoindre les œuvres et ait son propre fonctionnement. Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à un artiste, c’est de s’approprier son œuvre sans se poser de questions, sans autorisation. Cela montre qu’un lien de confiance se crée alors qu’habituellement, les œuvres imposent de la distance.
C&: Comment expliquer le paradoxe entre cette recherche de finitude et l’envie de lutter contre la mort, l’oubli de l’objet ?
LBR: Dans la série Couverture muette, il s’agit de vitrines d’entomologie, contenant habituellement des papillons ou des mouches, dans lesquelles je place des couvertures de livres anciens. Ces vitrines destinées à montrer l’insaisissable portent encore la trace de ce qui a été mort et offrent ainsi une double tautologie de la mort, un double non-usage, une sorte de pied de nez au ready made. Le livre, vide, perd de son sens, de sa matière et de sa fonction mais questionne la représentation de la mort, l’attachement au passé, et le besoin de conservation.
La finitude et l’effacement sont au cœur de toute ma démarche. L’une des premières choses qui m’y a amenée est le tracé, l’encre qui s’épuise et disparaît. Mais ce n’est pas parce qu’on fait de l’art conceptuel que l’on se distancie du concept de beauté. J’ai besoin que les gens ressentent une forme de plaisir face à mes œuvres. On peut donc parler de finitude tout en étant attaché à une forme de présence positive du regard. Je lutte contre l’oubli en le poursuivant, en le montrant. Trouver le sujet, aller le chercher, mais par la fin.
Lina Ben Rejeb participera à la prochaine Biennale de Casablanca, repoussée du 22 septembre au 5 novembre 2022.
Basée entre Casablanca et Paris, Chama Tahiri Ivorra est directrice de création, productrice et journaliste.
DERNIERS ARTICLES PUBLIÉS
FEMALE PIONEERS
More Editorial