Avec C&, les deux sœurs qui vivent entre Amsterdam et Düsseldorf, discutent des processus collectifs dans leur art.
Depuis des siècles, les pays germanophones forment un espace où s’origine une riche production culturelle Noire, aussi hétéroclite que ces différentes régions. Dans cette série, nous présentons des artistes de générations diverses qui entretiennent des liens étroits avec ces territoires géoculturels. Noemi Weber est une artiste plasticienne, et sa sœur Milena travaille comme metteuse en scène et chorégraphe. Leur projet d’exposition SchwesterInnen est né de cette intersection. Avec Mearg Negusse de C&, elles discutent du corps comme un système de résonance, de la peinture gestuelle en tant que langage non verbal et du caractère processuel comme un espace partagé pour la production artistique.
Contemporary And (C&) : Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venue respectivement aux arts visuels et au théâtre/danse ?
Noemi Weber : Je pense qu’il y a de multiples pistes qui peuvent s’entrecroiser et conduire rétrospectivement à une décision comme celle de faire de l’art. Les peintures ont toujours eu un attrait sensuel puissant chez moi, fortement suscité par leur texture. Je pense que j’en ai toujours eu une compréhension très immédiate et tactile. J’ai un souvenir de l’école maternelle : je dessinais des carrés censés être des maisons. Une personne plus âgée s’est approchée, a également dessiné un carré, puis a ajouté quelques lignes et le carré est soudainement devenu un cube. Mes synapses étaient en ébullition ! Sans pouvoir décrire l’expérience comme ayant un rapport avec l’art, j’étais enivrée par cette possibilité. Plus tard, j’ai postulé des études et j’ai été acceptée à la fois pour le droit international et les beaux-arts. Je me suis dit que si j’étais accepté à l’académie des beaux-arts, j’irais pendant un an, puis je ferais quelque chose de plus « sérieux ». Mais je suis restée, au fil d’expériences diverses plutôt que de savoir précisément ce que pouvait être l’art.
Milena Weber : Je partage la même affinité que Noemi avec l’art, mais dans le domaine de la littérature. Étant plus jeune, j’ai ressenti une attirance immédiate pour la narration, l’invention de mondes et les récits. Je me souviens aussi d’avoir vu Noemi sur scène dans une pièce de théâtre à l’école et d’avoir été éblouie par cette expression physique de soi. J’étais également émerveillée par la scène qui servait d’extension de la réalité, où les règles et les constructions sociales pouvaient être interrogées et réinventées.
Je suis passée des arts du spectacle à la danse. Pendant de nombreuses années, je suis restée spectatrice, puis performeuse et enfin metteuse en scène sur la scène locale et internationale du théâtre indépendant. En regardant des performances de danse, j’étais captivée par la tension émotionnelle et plus encore par le phénomène même de l’expérience collective. Une accumulation émotionnelle commune – qu’est-ce que ça peut représenter ? Comment l’attention et la tension peuvent-elles être collectives ? Comment appréhender une « atmosphère », une « ambiance », une « humeur spatiale » ? Tant sur le plan philosophique que sur celui de la création.
C& : Vous venez chacune de disciplines différentes, mais vos pratiques sont résolument engagées dans l’espace ou la notion de spatialité.
MW : Dans ce contexte, il m’est presque plus facile de parler de l’œuvre de Noemi, tellement elle me parle et me touche. Les dimensions de ses œuvres et la façon dont elles travaillent la couleur et la matérialité stimulent et reformulent l’espace et, par conséquent, ma position physique et ma perspective à l’intérieur de celui-ci. Le corps du public est activement pris en compte – l’architecture globale commence à résonner et les personnes peuvent se sentir elles-mêmes comme des participantes à la situation. Les œuvres de Noemi engagent le public sur un plan très affectif sans devoir prendre une forme métadiscursive. C’est une perspective spectatorielle – elles travaillent avec l’affectation sensuelle et la perception, suscitant une sorte de scintillement.
Dans mon travail, je retrouve ce sentiment avec ma façon de travailler les costumes. Ils sont souvent conçus comme des extensions ou des aliénations dramatiques du corps, ce qui accentue leur jeu avec la temporalité. Travailler avec un mouvement minimal et au ralenti permet de souligner le corps comme un espace, une extension, un volume. Il acquiert ainsi un aspect sculptural, sa dimensionnalité évoquant un dialogue avec l’espace. La spécificité et l’exclusivité données par la perspective d’un corps soulignent également les relations architecturales. Il y a donc deux notions interconnectées pour moi : le corps qui communique et entre en relation à travers l’espace architectural évoque également les conventions historiques du statut spectatoriel et les conditions techniques spécifiques qui doivent être prises en compte.
NW : Je suis heureuse que tu dises ça – j’aurais pu le formuler de la même manière. C’est chouette de l’entendre de ton point de vue !
C& : Vous avez collaboré à l’exposition SchwesterInnen – touch down à l’espace d’art interdisciplinaire Mouches Volantes à Cologne. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
NW : C’était une invitation à déplacer notre travail commun de l’atelier où il a débuté vers un espace public, et à partager ainsi l’idée de la peinture comme une forme de dialogue non verbal. Mais déjà avant cette présentation, nous étions d’accord sur la volonté de travailler ensemble, sur les espaces et les possibilités, dont certaines seront envisagées à l’avenir.
Cette initiative vient plutôt de mon côté ; cela fait des années que je pense à la peinture gestuelle, mais je n’étais plus capable d’en faire. Ça ne semblait plus avoir de sens de laisser des traces d’un mouvement tridimensionnel sur un support bidimensionnel. Parallèlement, Milena continuait à parler de sa pratique et de l’improvisation collective, qui repose en partie sur une perception accrue favorisant la synchronisation, la plongée dans un état de simultanéité qui permet aux performeuses de s’anticiper mutuellement. C’est quelque chose que j’ai identifié dans la peinture gestuelle et que je décrirais comme « d’apparence mimétique » mais avec un décalage dans le temps. En regardant un tableau peint de manière gestuelle, on peut « lire » la composition comme un précipité de mouvements : le retracement des gestes inscrits dans la condition d’être un corps, et on peut presque se retrouver dans une boucle de rétroaction mimétique avec l’artiste qui a réalisé l’image.
MW : Je pense que des questions très similaires se posent pour l’improvisation du mouvement. J’ai aussi toujours été très intéressée par la façon dont les conditions mènent à l’expression. Des conditions qui ne vous obligent pas à produire activement, mais qui vous permettent de définir des règles qui conduisent à l’expression. La pesanteur dans la danse en est un exemple évident.
C& : Dans SchwesterInnen, le processus de création de l’œuvre était une partie essentielle de l’exposition. Diriez-vous qu’il s’agissait non seulement d’un acte artistique, mais aussi d’un acte politique par lequel vous avez développé de nouvelles conditions ?
MW : Je pense que oui. La première chose évidente qui me vient à l’esprit est que notre collaboration va à l’encontre de la croyance selon laquelle le travail créatif devrait être gardé secret afin de préserver le mythe de l’artefact. Notre travail ne consistait pas à démystifier complètement le processus artistique, ni à dire que ce n’est qu’un geste pragmatique, mais plutôt à mettre l’accent sur le caractère processuel comme une réalité de la création artistique. Et que la reconnaissance du processus pourrait permettre de se libérer de l’obsession exclusive pour l’objet. Un autre aspect important est que nous constituons les moments de collaboration entre nous, mais nous sommes également spectatrices de cette communion, de cette attention.
NW : Oui, l’idée d’espace commun est vraiment importante ! Je peux aussi dire que je suis préoccupée par un certain concept de production et de consommation artistiques déterminé par une perspective européenne. Certains de ses paramètres inhérents peuvent empêcher d’aller plus loin dans la réflexion. Par exemple, il est maintenant évident pour moi que la peinture gestuelle peut être une activité collective. Mais elle n’est généralement pas pratiquée de cette manière, ce qui est dommage. D’autant que l’on entend souvent dire que la peinture est un langage. Si l’on prend cette hypothèse au sérieux, la question ne serait pas de savoir si la peinture est un art, mais si et de quelle manière exactement nous pouvons communiquer à travers la peinture. Cela pourrait valoir la peine d’y regarder de plus près. En faisant cette expérience en cours avec Milena, je suis convaincue que nous pouvons parler de cette façon. Et cela peut évoluer vers une pratique continue d’interaction, qui pourrait inclure d’autres personnes que Milena et moi et qui donnerait lieu à des formes visuelles différentes de celles que nous connaissons déjà.
Noemi Weber (*1989 à Moscou), peintre et enseignante, vit à Düsseldorf et à Brock. Elle est diplômée de la Kunstakademie Düsseldorf en Allemagne.
Milena Weber (*1991 Münster), performeuse et chorégraphe, installée à Amsterdam. Elle est diplômée en arts scéniques (théâtre, médias, philosophie) de la Stiftung Universität Hildesheim (Allemagne) et en chorégraphie de la School for New Dance Development (SNDO) d’Amsterdam (Pays-Bas).
Interview réalisée par Mearg Negusse.
"AUF DEUTSCH"
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