Le travail de Fatimah Tuggar fait partie de l'exposition Au-delà des apparences aux Abattoirs de Toulouse pour Africa2020. Elle discute avec Enos Nyamor de la nécessité d'un regard lucide sur l'art, la technologie et leurs relations mutuelles ainsi que sur les questions sociétales de notre époque.
Contemporary And : Les nouveaux médias représentent votre principal mode d’expression depuis plus de vingt-cinq ans maintenant. Quel a été votre premier rapport avec le numérique en tant que plateforme d’expression ?
Fatimah Tuggar : Je ne suis pas certaine que les « nouveaux médias » ou l’imagerie informatique soient mon principal mode d’expression – c’est peut-être l’aspect le plus diffusé ou le plus populaire de mon travail en raison de l’affinité des gens avec l’ordinateur. C’est sans doute aussi la forme la plus traduisible pour le visionnage sur écran. Mon approche consiste à choisir et à utiliser le médium qui correspond le mieux à mes idées : que l’on utilise un ordinateur ou un marteau, l’outil le plus utile dépend du contexte. Mon travail interroge les technologies et leur impact culturel, des balais en paille aux signaux radio en passant par les algorithmes.
C& : Considérez-vous les médias numériques comme un outil ou comme une extension des sens humains ?
FT : Oui, je conçois les médias numériques comme un outil et peut-être comme une extension de l’humanité dans le sens où ils nous renvoient notre propre image. Ils peuvent être à notre service ou refléter les pires aspects de nos sociétés. Par exemple, le Ghana et le Nigeria ont commencé à utiliser la télémédecine mobile pour faire face aux pénuries de médecins, de dons de sang et de médicaments dans les zones rurales. Mais lorsque l’on utilise la technologie numérique pour le capitalisme de surveillance ou la prévision policière, c’est une autre histoire. Pour continuer l’analogie avec le marteau, on peut utiliser le même marteau pour construire ou pour démolir. Les outils n’ont pas de conscience, sauf si l’on parle du potentiel futur de l’IA. Pour l’instant, ils apprennent de nous et révèlent ainsi les préjugés des personnes qui les programment.
C& : La notion de rêve était le fil conducteur de votre rétrospective au GreenHill Center for North Carolina Art en 2011. Dans l’une des œuvres, Dream Team, vous avez déconstruit et complété une photographie de joueurs de football. Faut-il en déduire que les nouveaux médias sont capables de s’infiltrer dans le paysage inconscient des rêves et de l’enrichir ?
FT : Dream Team et d’autres images de football ont été réalisées à la suite d’une invitation de la FIFA pour la Coupe du monde de Johannesburg en 2010. Bien que nous ne soyons pas parvenues à trouver un accord pour l’utilisation des montages, j’avais toujours voulu réaliser un travail sur le « beau jeu ». J’étais la seule fille de mon quartier qui jouait au football et j’en garde de bons souvenirs. Je comprends l’amour du sport et sa relation avec les espoirs et les aspirations des personnes qui le pratiquent et des supporters. Dans cette image, la dimension technologique est davantage liée au fait que, bien que de nombreux individus en Afrique n’aient pas un accès égal à la technologie qui se trouve derrière les régimes alimentaires et les vêtements de sport, ils peuvent parfois réussir à se hisser au sommet du jeu grâce à leur seul courage. En termes de paysage, les images sous-marines et celles du ciel réunissent des lieux que les humains ne peuvent habiter, de la même manière que nous devons souvent nous surpasser pour réussir. L’œuvre est une célébration des hommes Noirs.
C& : Dans Lives, Lies and Learning (2019), animée d’une préoccupation marxiste pour les travailleur·ses exploité·es au sein du monde universitaire, vous aviez l’intention de critiquer le fantasme, plutôt que de le susciter. Étiez-vous préoccupée par cette notion de fantasme, de mirage, telle qu’elle est générée à travers les nouveaux médias, comme une solution en soi, et qui peut susciter des situations qui sont peut-être inconcevables sans ces médias ?
FT : Je pense que vous avez mal compris mes commentaires dans cette interview. Lives, Lies and Learning est une œuvre d’art commandée sur la base d’une collection d’expériences de différentes personnes que j’ai rencontrées dans le milieu universitaire au cours des quatorze dernières années. J’ai créé l’œuvre en écrivant de courts monologues dramatiques, que j’ai fait jouer par des acteur·rices, puis j’ai réalisé des animations à partir des séquences enregistrées en direct. Ces animations sont converties en hologrammes, comme une métaphore de la vacuité des promesses de liberté dans la recherche et d’accès à l’éducation.
Ce que j’ai dit à propos de la fantasy en revanche [en anglais fantasy peut désigner à la fois le genre artistique et la notion de fantasme, de mythe], c’est que la science-fiction porte un regard nostalgique sur le passé ou fait des prédictions sur l’avenir. Je travaille avec ce que j’appelle un « imaginaire alternatif » – le travail est ancré dans le présent. Je cherche à imaginer ce qui est possible avec les ressources dont nous disposons actuellement. J’ai également utilisé le fantastique pour créer des moments de répit face aux dures vérités du présent ou de l’histoire dans des œuvres de RA ou de RV. Parfois, cette stratégie consiste à apporter de l’humour, du jeu ou un changement d’échelle pour vivre des expériences qui seraient autrement impossibles.
C& : Vous avez évoqué une certaine attente pour que vos objets numériques soient africains ou l’idée fausse qu’ils ne le sont pas assez. Est-il possible que l’« africanité » de votre travail réside dans la réinvention d’objets sacrés, la réimagination de coutumes, et donc l’insertion de certaines ontologies dans des technologies d’expression ?
FT : Comme je l’ai écrit dans l’article de 2018 publié dans African Arts, « Methods, Making, and West African Influences in the Work of Fatimah Tuggar », je ne souhaite pas concéder la technologie numérique ou tout autre type de technologie comme réservée aux personnes d’Europe occidentale. Je me considère comme une actrice du monde de l’informatique, notamment parce que, bien avant que les mathématiques fractales ne soient utilisées pour l’ordinateur, elles étaient employées dans de nombreuses communautés d’Afrique occidentale en tant que système d’urbanisme, d’architecture, de gouvernance et d’esthétique. De plus, le coltan utilisé pour l’électronique provient souvent du continent africain – Congo, Mozambique et Éthiopie. Comme le pétrole, il a un coût élevé pour les communautés locales. Par ailleurs, tout le monde se base sur des connaissances antérieures.
Les mœurs sont dynamiques et évoluent, indépendamment de tout effort délibéré de notre part. Je ne cherche pas à « réimaginer » ou à « instiller des ontologies ». Je n’opère pas dans une optique réactionnaire. Je reste curieuse de comprendre l’impact des technologies et les dynamiques de pouvoir qui les sous-tendent.
C& : Les technologies ont aussi énormément contribué à diverses formes d’impérialisme et d’éradication culturel, conduisant à un positivisme généralisé. Mais des études révèlent également que les technologies ont facilité la résistance à travers l’expérience magique. Existe-t-il une place pour le mystique dans les technologies d’expression contemporaines ?
FT : Oui, espérons qu’il y a de la place pour toutes sortes de recherches et de pratiques, tant que cela ne fait pas de mal. C’est pourquoi la liberté de la recherche est si importante. Selon moi, la magie et le mysticisme ont une dimension qui reflète des qualités de supériorité et de pouvoir sur les autres. Je ne suis pas à la recherche de la magie ou du mystique, mais plutôt à comprendre comment appliquer les connaissances à des fins pratiques dans la vie quotidienne.
C& : La technologie numérique a le potentiel d’éliminer virtuellement l’espace, ce qui estompe la distance entre le local et le global. Comment les initiatives locales peuvent-elles résister aux perturbations et surmonter l’extinction tout en subissant cette force insoutenable de l’universalisme numérique ?
FT : Je ne suis pas certaine de partager votre point de vue sur « l’universalisme numérique » ou, comme on l’appelait autrefois d’après Marshall McLuhan, le « village planétaire ». Beaucoup de gens sur notre planète, dans la région subsaharienne et dans de nombreuses autres zones géographiques, n’ont toujours pas accès à une électricité stable, à l’eau courante et à d’autres nécessités. S’il est vrai que beaucoup possèdent des téléphones portables, seules les élites ont des ordinateurs en Afrique – environ 7,7 % des ménages en 2019. La problématique numérique la plus urgente est celle de l’éducation algorithmique. Partout dans le monde, on ne comprend pas comment fonctionne ce que vous appelez « l’élimination virtuelle de l’espace ». La gratuité des réseaux sociaux a pour contrepartie la création d’une habitude inconsciente, permanente et omniprésente du partage des informations afin qu’elles puissent être récupérées et utilisées pour la publicité, la surveillance et la perpétuation de la polarisation à travers les mensonges et la désinformation. C’est devenu la norme.
C& : Vous avez interrogé la problématique du genre et de la technologie dans le prolongement des discussions sur les implications sociales de la technologie. Par exemple, dans Fusion Cuisine (2000), vous juxtaposez la vie quotidienne des femmes rurales nigérianes à celle des femmes occidentales, qui ont soi-disant, était libérées des tâches domestiques grâce aux technologies. Néanmoins, de quelle manière les nouveaux médias peuvent-ils nous libérer des restrictions imposées par les systèmes impérialistes et patriarcaux ?
FT : Comme je l’ai mentionné, je ne pense pas que la technologie puisse modifier comme par magie les défauts ou les préjugés humains. Nous devons travailler activement et consciemment à l’équité de la vie et des systèmes numériques à travers l’éducation, la politique et le codage. En tant qu’artiste, je pense que mon rôle est de questionner de manière créative et imaginative, de faire preuve de transparence et, si nécessaire, d’agir comme un dispositif analogue à une résistance et un brouilleur culturel. Le chemin à suivre est d’exiger l’équité sociale et la justice environnementale pour tout le monde en recourant aux compétences et aux ressources dont nous disposons. Le changement survient généralement d’une approche intégrante.
C& : Pensez-vous que les tendances émergentes dans le domaine de l’art numérique, telles que les NFT, offrent une voie d’accès à ces pratiques ?
FT : Espérons-le, un jour. Il existe une voie à suivre pour les œuvres pertinentes dans le domaine de « l’art numérique émergent ». Il n’en est qu’à son commencement, un peu comme les artistes qui numérisaient leurs peintures au début ou au milieu des années 1990 et les qualifiaient d’œuvres d’art numérique. La qualité du travail et de son contenu doit s’améliorer, et cela se fera avec le temps. Je remarque un certain niveau de complaisance à vouloir être en vogue et à se focaliser sur l’aspect numérique, ce qui ne sert pas le travail. Pour moi, la meilleure façon de créer de l’art est d’arrêter de penser à faire de l’art ou de se limiter par des médias ou des dénominations conventionnelles. Je ne me focalise pas sur la question de savoir si je fais de l’art ou non, mais sur la communication avec les gens, indépendamment de leurs connaissances visuelles et technologiques. L’objectif de la création artistique est d’éviter d’appliquer des réponses technologiques à des questions esthétiques. Cette approche requiert une compréhension de la technologie, de son utilité, et une résistance au charme ou au statut qu’elle est censée véhiculer.
Fatimah Tuggar est une artiste interdisciplinaire qui vit et travaille aux États-Unis. Elle est actuellement professeure associée de l’AI in the Arts: Art and Global Equity à l’University of Florida.
Enos Nyamor est un auteur et un journaliste de Nairobi, au Kenya. Il travaille comme journaliste culturel indépendant et, du fait notamment de sa formation en systèmes et technologies de l’information, qu’il a étudiée à la United States International University, il s’intéresse aux médias nouveaux et numériques.
L’exposition Au-delà des apparences dans le cadre de la saison Africa2020 est présentée jusqu’au 12 septembre 2021 aux Abattoirs à Toulouse, en France.
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