L'exposition personnelle de Tarek Lakhrissi, Perfume of Traitors, a ouvert ses portes à la galerie VITRINE à Londres en mai. C& a rencontré l'artiste installé à Paris pour discuter des systèmes de soutien à la création, du privilège de pouvoir dire non, des récits étranges et de la notion de trahison.
Contemporary And : Qui est, ou qui n’est pas, Tarek Lakhrissi ?
Tarek Lakhrissi : C’est une excellente première question. Je pense que je ne suis pas ce que vous pensez que je suis. Je dirais que je suis une combinaison de choses que je cherche encore à comprendre.
C& : William Noel Clarke, directeur de la galerie VITRINE à Londres, m’a confié que vous travaillez sur un certain nombre d’expositions. Comment gérez-vous cette abondance ?
TL : Le travail associatif. Dans le monde de l’art en particulier, il est urgent de développer des communautés, de bénéficier d’un dispositif de soutien pour faire face à un système capitaliste et libéral. Créer collectivement avec d’autres personnes actives dans le domaine culturel, des artistes, des ami·es ou des amant·es. Ces personnes forment les sources d’énergie capables d’alimenter l’impossible. Et bien sûr, vous trouvez de l’inspiration dans les histoires et les expériences d’autres individus. Trouver un équilibre entre l’art et la vie en travaillant à son propre avenir est un très beau défi. J’investis donc énormément d’énergie pour comprendre comment composer avec cette intensité et trouver en moi un équilibre.
C& : Est-ce qu’il vous arrive de refuser certaines opportunités ?
TL : C’est particulièrement difficile quand on débute. Mais il est très important de nouer des relations d’honnêteté, de développer des environnements éthiques et de faire preuve de transparence envers les personnes avec lesquelles vous travaillez. Ça ouvre la porte aux conversations difficiles et à l’intimité. Je pense que dire non à une opportunité montre aussi que l’on est déjà dans une bonne position parce que l’on a le choix : choisir est synonyme de contrôle, de privilège et de liberté. Mais nous ne sommes pas tous et toutes dans la même situation. En particulier lorsque vous êtes jeune artiste, femme ou personne racisées, vous apprenez à dire souvent oui.
C& : Il me semble que votre travail reflète ces relations intangibles et ces dynamiques de pouvoir entre les personnes, les communautés et les sociétés. Globalement, il semble qu’un changement s’opère en ce moment. Comment réagissez-vous à cette dynamique ?
TL : Dans mon film Diaspora/Situations (2017), j’ai initié un espace en hommage à des amitiés, des expériences et des conversations que je trouvais alors transformatrices. J’essaie de sensibiliser aux manières dont les artistes peuvent travailler avec les institutions. C’est pourquoi je m’intéresse également à la position des curateur·rices, des créateur·rices, des travailleur·ses de la culture et des responsables en tant que protagonistes à part entière des processus de changement.
Ma pratique s’est développée et j’ai récemment appris à dire non à certaines choses. Je n’ai jamais fait d’école d’art et je viens d’une famille de la classe ouvrière dans laquelle le respect est une exigence. J’ai donc dû apprendre à quel point dire non est puissant et politique. Le refus peut se révéler le dernier outil pour briser la dynamique du pouvoir, ce qui est difficile à faire. C’est pour cette raison que j’aime enseigner : faire comprendre aux élèves que ce sont tous et toutes des artistes, et partager ce que j’ai appris.
C& : Continuez-vous à vous intéresser à la fiction, ou vous orientez-vous plutôt vers le documentaire ?
TL : Je suis actuellement plus attiré par la fiction, elle est un outil puissant qui permet de réfléchir au-delà de l’identité, de sa considération fixe. Ce qui ne me convainc pas, ce sont toutes ces conversations sur les identités politiques – elles m’ennuient. La fiction offre des récits bien plus disruptifs, utopiques et étranges, c’est pourquoi mon film Out of the Blue (2019) est davantage influencé par ce type de narration. Pour citer Audre Lorde : « Nous n’avions pas le droit de vivre dans le futur, ni d’exister dans le futur. » Alors que signifie déplacer nos corps dans le futur ? Comme résistance à ce qui est assigné à certaines personnes, à l’exemple de la violence ou la mort.
Je suis également en train de comprendre comment des mots, un poème, une phrase particulière que j’entends dans la rue ou que je lis dans un livre, viennent aléatoirement changer ma vie. La manière dont ces mots peuvent se traduire par une sculpture, une exposition ou un film. C’est presque de l’ordre du spirituel. Nous avons surtout parlé de films, mais je travaille aussi avec la sculpture, je publie des livres, je fais des performances, et je m’intéresse de plus en plus à la musique.
C& : Votre exposition à la galerie londonienne VITRINE est une autre itération de votre installation Unfinished Sentence (2019-20).
TL : Perfume of Traitors est étroitement lié à d’autres projets sur lesquels j’ai travaillé. Unfinished Sentence est basé sur le livre de Monique Wittig, Les Guérillères (1969). C’est également lié à Sick Sad World (2021), que j’ai présenté au WIELS à Bruxelles, qui portait sur la série télévisée Daria et l’espace intime de la chambre d’une personne adolescente : plus précisément, la personne queer, adolescente et racisée dont la chambre devient un espace d’autoconservation. Il existe également des liens avec Out of the Blue et ses protagonistes qui sont enfermé·es dans un espace où l’unique vérité est amère. Pour le dire simplement, chaque exposition est un nouveau chapitre du même livre mettant en scène une figure héroïque mélancolique ou une présence. J’aime penser aux histoires qui ont été racontées autour de cette idée, dans l’espoir que les personnes qui y ont accès construisent et créent à leur tour de nouvelles histoires à partir de là, et se rattachent au pouvoir de l’auto-transformation.
Le point de départ de mon exposition à VITRINE, Perfume of Traitors, est l’œuvre de l’écrivain français Jean Genet, qui a été l’une de mes premières et plus puissantes références politiques, esthétiques et littéraires. Je crois que j’avais dix-sept ans quand je l’ai lu pour la première fois. J’étais obsédé par lui, sa vie, et ses mensonges. Sa façon de créer ses propres mythes par le mensonge et l’invention d’histoires à son sujet. Il a inventé cette philosophie – qui est assez controversée – selon laquelle, pour être libre, il faut trahir ; il faut être un traître pour être libre. C’est inspirant, il y a quelque chose de très honnête et impur là-dedans. Il me montre également l’importance d’être anticonformiste et incorrigible. À partir de là, j’ai commencé à dessiner et à concevoir différentes lames pour révéler le couteau planté dans votre dos. Pour détruire l’arme, j’ai détourné ce couteau comme je l’ai fait dans Unfinished Sentence, pour le transformer en bijou, le rendre inopérant. La meilleure façon de trahir une arme est d’en faire un bijou [rires]. C’est le pouvoir de la fiction qui résonne en moi en ce moment. J’aime penser à ces cultures comme à des preuves, des philosophies et des esthétiques auxquelles je crois, qui me concernent et que je peux partager avec vous.
C& : Quelles histoires vous racontez-vous, pour vous aider à continuer ?
TL : Mon mantra actuel est : « je ne sais pas et je m’en fiche » [rires]. Je ne sais pas si c’est parce que je suis Verseau, mais j’ai tendance à prendre facilement mes distances avec les choses et le monde. Dans ce sens, je suis toujours pragmatique. Je ne sais pas et je m’en fiche, cela signifie que ça ne me concerne pas, que ce n’est pas mon problème – alors que bien sûr, ça l’est. Ce mantra est ma façon de tracer des limites.
J’entends aussi des voix de fantômes du passé, de mes ancêtres, de livres ou de poèmes que je lis et relis, quand je suis fatigué. C’est aussi pour ça que j’aime la musique – elle peut être une voie tout à fait magique pour faire face au réel. Parfois, quand on écoute des paroles, on peut croire qu’elles sont prononcées pour nous. Elles peuvent aider à comprendre une situation compliquée. Elles surgissent au hasard, mais c’est un signe de l’univers qui m’incite à écouter ce que Booba, Björk ou Beyoncé [rires] me disent – quelque chose dont je devrais m’occuper, ou lire ou respecter. J’aime cette idée. Je trouve que c’est assez joyeux et amusant d’interpréter un mot ou une phrase ; de prêter attention aux signes, aux pensées aléatoires qui se veulent visionnaires.
Ibrahim Cissé est un créatif de descendance gambienne, actuellement installé à Londres. Enraciné dans la narration, son travail documente des recoins de la sphère privée et fait appel à des récits fictifs pour formuler ses réflexions et ses impressions. Ibrahim travaille de manière indépendante en qualité de conseiller et coordinateur de programme et d’éditeur, rédacteur.
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