L'artiste Mia Imani Harrison investit ses rêves pour inventer de nouvelles formes de collectivité. Dans une conversation avec la Witchdoctorpoet [sorcièredocteurepoètesse] Bola Juju, elle réfléchit aux possibilités d'expansion de la négritude.
Depuis mon enfance, je fais des rêves prophétiques. Des rêves que je ne pouvais pas expliquer, qui semblaient me montrer plus que ce que je devais savoir. Pour y faire face, j’ai eu recours à l’art comme une façon d’exprimer ces visions oniriques. J’ai commencé à écrire des nouvelles et à dessiner les mondes que je voyais, les futurs possibles. En vieillissant, j’ai compris que pour beaucoup de gens, parler de ses rêves était tabou, mais je revenais sans cesse à la comptine que mon père, Marlo, me chantait : « Row, row, row your boat, gently down the stream. Merrily, merrily, merrily, merrily, life is but a dream. » [Rame, rame, rame sur ton bateau, descends doucement le courant. Avec joie, joie, joie, joie, la vie n’est rien d’autre qu’un rêve.]
Si cette année nous a appris quelque chose, c’est qu’il nous faut rêver de nouvelles manières d’être et de devenir, sans quoi nous serons les victimes du cauchemar collectif que les institutions ont tissé autour de nous. En tant qu’artiste, je considère les rêves comme un espace de libération en dehors des oppressions de la vie éveillée. Souvent, la valeur des personnes Noires est déterminée par ce que nous produisons pour les autres, par notre contribution à une culture et par les bénéfices que nous pouvons en tirer. Mais qu’en serait-il si nous activions notre créativité pour nous-mêmes, sans possibilité qu’elle soit appropriée ou surveillée ? À quoi cela ressemblerait-il si les corps des personnes Noires n’avaient pas à subir la brutalité pour se mettre à protester ? Et si le paysage onirique devenait le nouveau lieu d’organisation et d’invention collective du monde ?
Je recherche activement d’autres individus rêveurs qui appréhendent le paysage onirique comme un lieu où la négritude peut non seulement exister mais aussi se développer. J’ai découvert la Witchdoctor Poet par l’intermédiaire d’une autre personne rêveuse et j’ai immédiatement eu le sentiment d’avoir retrouvé un membre perdu de ma famille. Bola Juju est une thérapeute de l’ombre, une poétesse et une guérisseuse, entre autres qualités. Elle est une métamorphe qui invite la communauté Noire à recourir au travail du rêve comme outil de résistance radicale.
C& : Quand avez-vous commencé à utiliser les rêves comme une pratique active ? Quelle capacité et puissance d’agir te permettent-ils ?
Bola Juju : En grandissant, je ne me suis jamais identifiée comme une travailleuse onirique, bien que je fisse déjà de nombreux rêves qui étaient particulièrement prophétiques. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais beaucoup de choses, en particulier pendant ma jeunesse, se produisaient dans mes rêves et finissaient par se réaliser dans la vie réelle. Je comprenais comment le paysage onirique pouvait servir de repère, presque comme un chez-soi du futur ou une possibilité, un potentiel pour l’avenir. J’avais le pouvoir de me métamorphoser, d’exister sous différentes formes et de me créer des réalités alternatives qu’il m’était impossible de voir dans mon état éveillé. C’est devenu une partie intégrante de ma pratique sans que je mette un nom dessus. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à définir plus précisément mon travail.
C& : Le rêve actif, lucide est-il un phénomène que vous partagez avec les membres de votre famille, ou s’agit-il d’un cheminement plus personnel ?
BJ : C’est quelque chose que l’on partage avec sa famille dans une certaine mesure – certaines sont plus ouvertes que d’autres à ce sujet. Je viens d’une longue lignée de ce qu’on peut appeler des rêveur·euses. Ma mère a eu des songes prémonitoires toute sa vie. Elle m’a raconté qu’ils étaient particulièrement fréquents à l’époque où elle était enceinte de moi. Je me demande donc si c’est une continuation de cet héritage.
C& : Je pense qu’il est vraiment important que l’on entende parler des possibilités offertes par les rêves aujourd’hui, surtout à un moment où tant de personnes ont été forcées de se replier sur elles-mêmes, de se retirer. Quels conseils donnez-vous aux personnes qui sont prêtes à pratiquer le travail des rêves pour guérir, prendre soin d’elles ?
BJ : Tout d’abord, il faut adopter une énergie très réceptive au symbolisme et aux messages que l’on reçoit dans nos rêves. Je suis une grande adepte des personnes qui documentent leurs songes comme bon leur semble. Cela peut se faire par le biais d’un journal, d’enregistrements vocaux, de la tenue d’un carnet de bord dédié aux expériences oniriques. En constituant une documentation, il est possible de suivre les synchronicités et les événements récurrents. Leur analyse permet ensuite d’éclaircir les questions auxquelles vous pourriez avoir besoin de réponses.
C& : Vous avez consacré une grande partie de votre vie à ce sujet, et vous êtes parvenue à identifier votre connexion ancestrale avec le rêve, mais vous avez également effectué de nombreuses recherches dans d’autres domaines. Quelles inspirations avez-vous trouvées dans votre travail sur les rêves ?
BJ : Le travail du rêve est un élément très particulier des concepts africains de spiritualité. Pour les Sangomas d’Afrique du Sud, il joue un rôle important. Dans l’Égypte ancienne, ces pratiques étaient également essentielles à la notion même de travail de guérison. Beaucoup de gens que je considère comme mes homologues m’inspirent beaucoup et m’incitent à approfondir la pratique du travail sur les rêves et à comprendre comment elle joue un rôle très spécifique dans les expériences des personnes de la diaspora africaine. C’est pourquoi je tiens à féliciter Tricia Hersey du Nap Ministry. Son travail ne consiste pas seulement à restaurer les corps et les esprits ou à nous guérir de manière intergénérationnelle. Il sert également de forme de résistance contre une multitude de structures de pouvoir qui nous assaillent simultanément.
Mia Imani Harrison et edna bonhomme invitent les personnes participantes à entrer dans un monde de rêve qui évoque les souvenirs, les conversations et la visualité Noires (à la fois dans le domaine analogique et numérique) tout au long de l’année 2021. Pour plus d’informations, consulter : pratergalerie.de
Mia Imani Harrison est une artiste et une autrice actuellement installée à Berlin.
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