Les films de Simon Gush interroge les images du travail. Son film récent Lazy Nigel sera diffusé au Dak’Art
Le film-essai de Simon Gush Sunday Light explore la manière dont les images du travail ont façonné les contours de la ville de Johannesburg. Johannesburg est souvent présentée à travers les clichés typiques des descriptions des métropoles africaines, décrites comme « animées et chaotiques ». En réalité, Johannesburg est marquée à jamais par les préceptes de la doctrine calviniste, ainsi que par son histoire liée au régime de l’apartheid. Après 1994, les détenteurs du business blanc ont fui le centre-ville par peur des soulèvements noirs. Seules les banques sont restées, attirées par les incitations fiscales. Aujourd’hui, bien que ce soit un centre où affluent un million de personnes quotidiennement, le soir et le week-end, il est sinistrement déserté. Et les dimanches, ce calme est d’autant plus accentué.
La caméra de Gush capture une personne seule traversant la rue et un minibus vide qui s’éloigne rapidement, son conducteur sifflant en vain son appel strident à l’intention d’usagers. Une fontaine fait entendre sa musique qui se perd, faute d’auditeurs. Des intertitres (terme utilisé pour se référer à des cadres de textes dans les films muets) émaillent ces scènes urbaines ; telles sont les ruminations de Gush sur la nature du travail. « Que faites-vous ? » écrit-il, telle une quête récurrente sur le travail de chacun, et la façon dont chacun s’inscrit dans l’économie d’une nation. Puis sa caméra se concentre sur une succession de chats qui prennent un bain de soleil dans la cour d’un bâtiment de mineurs, ayant l’air repus et paisibles. On ne les garde pas par affection, mais bien pour limiter la population de rats. Les chats sont là pour travailler, mais ils prennent aussi leurs heures de repos obligatoires.
Gush s’est intéressé au travail et aux idéologies gravitant autour de ce thème en observant son père dans sa fonction d’avocat du travail en Afrique du Sud. La proximité des travailleurs et leurs conversations incessantes sur les grèves ont façonné ses propres opinions, l’ont aidé à comprendre l’Afrique du Sud, sur le plan historique, mais aussi au présent. La peur d’être paresseux est vrillée en nous par la doctrine calviniste, mais aussi par l’appréhension coloniale de l’indolence : de peur que nous soyons considérés comme régressifs ou « indigènes » par notre « mère patrie ». Afin de comprendre sa propre position par rapport à l’éthique de travail protestante, il a entrepris des recherches. Gush a lu Max Weber et s’est même rendu en vacances à Genève, berceau du calvinisme. « Je pensais que c’était amusant de partir en vacances pour faire des recherches », a-t-il déclaré. Ces recherches l’ont aidé à voir à quel point les décisions prises dans les cathédrales du commerce aux allures de forteresse de Johannesburg avaient des répercussions sur la vie et la mort de ceux dont le dur labeur créaient la prospérité de la ville. Ainsi des événements d’août 2012, lorsque les autorités ayant subi des pressions pour forcer la main à des mineurs en grève aux mines de platine de Marikana, avaient poussé la police à ouvrir le feu sur cent douze hommes, faisant trente-quatre morts.
Un autre film de cette série, Iseeyou, témoigne des monuments omniprésents dédiés aux mineurs à Johannesburg. Il y est question de l’industrie minière dans son ensemble et de l’idée plus abstraite de la découverte de minerais indispensables à l’industrialisation. On peut voir les monuments à des ronds-points ou à l’extérieur des bâtiments de la Mineworkers’ Association. Gush note qu’il est passé devant pendant les sept années où il a résidé à Johannesburg, lorsqu’il se rendait à ses cours d’art, sans jamais les voir vraiment. C’est seulement lorsqu’il est revenu, après deux ans de travail au Hoger Instituut van Schone Kunsten, en Belgique, qu’il a remarqué leur présence. Les représentations de mineurs masculins dans la ville ont pour objectif d’offrir une visibilité aux hommes sur le travail desquels le passé et l’avenir de toute l’Afrique du Sud reposent. Dans les représentations publiques, ils sont toujours décrits dans des positions héroïques, remarque-t-il. On nous demande de « saluer ces héros qui ont risqué leurs vies » pour faire de Johannesburg un poumon économique – une position que Gush critique. Dans d’autres monuments, l’ouvrier est absent ; à sa place, ce sont des équipements gigantesques qui représentent le travail. Les machines sont plus puissantes que les frêles corps des mineurs, susceptibles de se blesser, d’être malades, de souffrir de solitude, d’être alcooliques et touchés par le sida : les machines, elles, ne protestent jamais pour obtenir des salaires plus élevés, et ne se mettent jamais en grève, couvrant de honte le petit nombre dont le profit se chiffre en milliards.
Dans Lazy Nigel, le film-essai qui sera montré au Dak’Art 2016, Gush a abordé les manières dont nous valorisons le travail. Il souligne que même le sommeil est devenu une industrie considérablement lucrative : « On nous incite constamment à acheter des lits, des matelas et des oreillers », déclare-t-il. Pourtant, dormir est l’opposé du travail que l’on nous incite à faire ; le désir de repos est, en réalité, l’ennemi de ce système, puisqu’il nous extrait des « cycles de consommation et de travail ». Gush note que le slogan « huit heures pour le travail, huit heures pour le sommeil, huit heures pour ce que l’on veut » a émergé à la fin des années 1800, lorsque l’Europe du Nord était au début de son idylle avec l’industrialisation. Le travail de Gush tourne autour de cette hypothèse : il existe autre chose qu’une simple binarité entre le travail et la paresse. Ce que l’on « veut » est un acte, tout comme la contemplation – dans son immobilité – est un acte. Lazy Nigel s’achève sur un exemple illustrant cette hypothèse : il rencontre Ruaan d’Heidelberg qui « travaille à la lutte contre les nuisibles » ; il s’est rendu au proche barrage pour tester un « canon » qui peut envoyer une ligne de pêche très loin dans l’eau. Son invention-maison est constituée d’un compresseur et d’un tuyau d’écoulement en plastique, l’appât est congelé dans des tubes de glace pour en augmenter le poids lorsqu’il le lance au loin. Ruaan montre à Gush et au photographe Simon Fidelis (qui travaillait sur le son pour le film) avec grand enthousiasme comment marche l’appareil. Une fois qu’il a réussi son lancé de ligne de pêche, il recule enchanté, frappant l’air en une gestuelle exprimant sa joie et son succès. Il y a un plaisir indéniable dans cette activité, bien qu’elle ne produise rien pour le marché.
Simon Gush participe à la 12ème édition du Dak’Art 2016, Dakar: du 3 mai au 11 juillet 11, 2016
M. Neelika Jayawardane est professeure associée de Lettres anglaises au State University of New York à Oswego, et associée de recherche au Centre for Indian Studies in Africa (CISA), University of the Witwatersrand (Afrique du Sud). Elle est également la rédactrice en arts et culture au sein du magazine en ligne Africa is a Country.
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