Entretien avec les fondatrices de Fresh Milk, un espace artistique situé à Barbade sur une ferme laitière en activité.
C& : Comment l’idée de la plateforme artistique Fresh Milk vous est-elle venue à l’esprit ?
Fresh Milk : L’idée de Fresh Milk (FM) s’est développée pendant plusieurs années au fil de conversations portant sur le besoin d’un engagement parmi les artistes de la Barbade afin de renforcer les liens régionaux et diasporiques et de donner forme à de nouvelles relations à l’échelle internationale. La plateforme a été établie en 2011 et constituait une expérience pratique sociale pour faire face au taux de quasi 100% de départs parmi les étudiants des Beaux-Arts au Barbados Community College, la seule institution sur l’île qui propose un programme de Beaux-Arts.
C& : Qu’est-ce qui vous a inspiré le nom de Fresh Milk pour votre espace artistique ? Quelles sont vos principales aspirations et activités ?
FM : Tout d’abord, nous sommes situés sur une ferme laitière en activité. Cependant, le nom est aussi dérivé du fait que les femmes transforment leur sang en lait pour leur petit. Au vu de l’histoire traumatisante des Caraïbes, la région n’est pas toujours associée à l’idée de nutrition. En proposant un endroit sécurisé permettant aux gens d’innover, de se réunir et de créer, FM est un acte de résistance allant à contre-courant d’une histoire traumatisante et constitue une plateforme d’excellence et de diversité. En opérant à partir d’une ancienne plantation de canne à sucre du 17ème siècle, FM transforme le genre d’activités qui se produit sur ce site historiquement chargé et contribue ainsi à un environnement ouvert et critique.
FM englobe des disciplines créatives, des générations et des territoires linguistiques dans les Caraïbes en fonctionnant comme un « labo culturel », en s’épanouissant en tant qu’espace dynamique où des artistes peuvent participer à des programmes locaux, régionaux et internationaux qui proposent des résidences, des lectures, des projections, des ateliers, des projets, etc. Nous aspirons à être une organisation durable contribuant à un écosystème culturel sain.
C& : Comment pourriez-vous décrire les pratiques artistiques passées et actuelles des Caraïbes ? Pouvez-vous citer des noms et donner des exemples ?
FM : Sur le plan historique, le secteur des arts visuels antillais est confronté au manque de leadership tant au niveau de l’Etat que dans le secteur privé, au manque d’opportunités de développement professionnel ainsi que de ressources, à l’absence de fondations artistiques, de collectionneurs, de galeries, de vendeurs et à une philanthropie artistique sous-développée. Au cours des dix dernières années, des initiatives menées par des artistes ont répondu de manière proactive aux besoins des communautés artistiques. NLS (Jamaïque); Groundation Grenada; IBB (Curacao); Quintapata (République dominicaine); Popop Studios (Bahamas); Studio O (Aruba); and Alice Yard (Trinidad) en sont des exemples. La plupart de ces petites organisations stimulent l’environnement local en créant un public, en soutenant les artistes, en encourageant l’écriture critique et en facilitant le discours. La création de structures gérées par des artistes atténue l’isolement et pose un défi aux agendas nationalistes et aux pensées guidées par le marché car elles fonctionnent au-delà des divisions linguistiques et jouent le rôle de catalyseur de changement au niveau local et régional tout en entrant en relation avec la diaspora. Pour de plus amples informations sur les activités artistiques dans la région, consultez en ligne la carte des espaces artistiques antillais : online map of Caribbean art spaces.
C& : Dans quels domaines observez-vous des similarités et des différences entre les mondes anglophone et francophone ?
FM : Alors que les Caraïbes anglophones et francophones sont confrontées aux mêmes défis, les Antilles françaises font partie intégrante de la France et reçoivent des subventions de l’UE. Les Caraïbes anglophones n’ont pas d’accès direct au mécanisme de subventions du Royaume uni. A part cela, nous partageons de nombreux points communs sur le plan culturel et créatif, y compris le développement florissant d’espaces gérés par des artistes et qui constituent les principaux innovateurs dans le domaine de l’art contemporain. Nombre de ces organisations forment de véritables partenariats entre le secteur public et le secteur privé, favorisant le partage des ressources et offrant aux artistes locaux des possibilités d’ouverture dépassant leur environnement immédiat. Pour la Martinique et la Guadeloupe, des plateformes similaires à FM incluent respectivement 14°N 61°W et L’Artocarpe ; toutes deux travaillent à une meilleure compréhension de la région et donnent aux artistes une plus grande visibilité.
C& : Il existe une longue histoire de la migration et de l’exil des Caraïbes vers d’autres régions du monde. Comment entrez-vous en contact avec la diaspora/les diasporas ?
FM : Des comportements migratoires, traditionnellement verticaux vers l’hémisphère nord, font l’objet d’un déplacement des mouvements : les artistes bougent latéralement, en faisant des allers-retours entre de nombreux endroits différents. Parmi les candidatures pour des résidences internationales que nous recevons, une tendance marquée se traduit par le nombre d’hommes de terrain antillais issus de la diaspora qui souhaitent s’engager dans la région et par les nombreux artistes qui ont envie de voir l’écho de leurs œuvres sur place. Les résidents prennent souvent le temps de prendre contact avec la communauté artistique locale et régionale à travers les réseaux de FM, et approfondissent leurs connaissances de la région tout en construisant leurs pratiques. FM entre aussi en contact avec la diaspora au travers de sa programmation, largement partagée sur nos plateformes en ligne. Le projet Fresh Performance Project en est un exemple, il s’agit d’un documentaire expérimental entre FM et damali abrams, une artiste guyanaise basée à New-York, portant sur l’art de la performance contemporaine dans les Caraïbes et à New-York. Les interviews qui ont été faites entre les deux groupes d’artistes ont créé un échange entre les membres de la diaspora et ceux qui travaillent dans la région, un aspect essentiel à la croissance des deux cultures.
C& : Où se positionnent les productions artistiques des Caraïbes par rapport à la scène artistique internationale ?
FM : Beaucoup d’oeuvres contemporaines réalisées par des artistes aux Caraïbes ou issus des Caraïbes ont été exposées à l’extérieur lors de vastes expositions rétrospectives institutionnelles et rarement visibles dans une région mal équipée pour accueillir de grandes expositions, créant un fossé entre les artistes les publics locaux. Plus récemment, des artistes antillais ont participé à des expositions en dehors du seul contexte carïbéen, comme par exemple Jeanette Elhers, artiste à la fois du Danemark et de Trinidad, dans le cadre de sa performance Whip it Good lors de l’exposition Art Basel 2015, Alberta Whittle et Farieda Nazier, des artistes de Barbade mais basées en Afrique du Sud et leur performance Right of Admission dans le cadre des manifestations organisées en marge du pavillon de Johannesburg pendant la Biennale de Venise (2015), et l’artiste barbadienne Sheena Rose exposant aux côtés d’Amaryllis DeJesus Moleski à MoCADA. La biennale SITELines: New Perspectives on Art of the Americas de Santa Fe incluait dans leur exposition panaméricaine des oeuvres de Marcel Pinas (Suriname), Blue Curry, (Bahamas/Royaume uni) et Deborah Jack (Saint Martin/USA). La Davidoff Art Initiative finance des résidences pour que des artistes basés dans les Caraïbes puissent faire un séjour en Chine, à Berlin, à New York ou en Suisse alors que les festivals du film et des nouveaux médias franchissent les frontières puisque les projets numériques plus accessibles voyagent facilement et à moindres frais. Le paysage s’oriente vers des hommes de terrain antillais qui participent de façon moins normative et créent des connexions plus diversifiées sur la scène artistique internationale.
C& : Dans quelle mesure collaborez-vous avec des projets artistiques, des artistes, etc. dans les différents contextes africains et américains ?
FM : FM établit des collaborations avec de nombreuses institutions. Caribbean Linked est un programme régional annuel de résidences organisé avec les Ateliers ’89 Foundation (Aruba) et ARC Inc. (St. Vincent & les Grenadines). Nous travaillons également sur un programme de résidence avec Casa Tomada, un espace indépendant à Sao Paulo, au Brésil. FM a accueilli la rencontre internationale Tilting Axis avec ARC, Res Artis et Pérez Art Museum Miami, qui a permis à des structures régionales gérées par des artistes d’entrer en contact avec des professionnels issus d’autres régions et qui sont intéressés par une coopération avec les Caraïbes. Tilting Axis se tiendra à Videobrasil en octobre 2015 et puis ensuite à Miami (2016) afin d’entrer en contact avec la diaspora américaine. Nous jetons également un pont entre les Caraïbes, l’Afrique et la Polynésie au travers de TVE – Transoceanic Visual Exchange, un projet qui a pour but d’engager des négociations dans l’espace existant entre nos communautés culturelles par le travail sur vidéos et avec les nouveaux médias dans le cadre d’une exposition cinématographique en ligne organisée en commun. Nous comptons parmi nos partenaires Video Art Network Lagos, Nigeria et RM, Nouvelle Zélande.
C& : Quelle est votre vision pour les cinq prochaines années ?
FM : Un des principaux objectifs à court terme est d’élargir notre espace afin d’héberger un programme éducatif alternatif de formation en arts, incluant des classes d’appréciation des arts, des ateliers et un service de collection artistique. Cette vision se reflète dans le programme et le travail actuellement en cours avec de jeunes artistes émergents pour les soutenir dans leur devenir professionnel. En facilitant l’engagement, l’éducation, la sensibilisation relatifs à la pratique des arts visuels, FM enrichira l’espace local et pavera la voie permettant à des artistes de Barbade et des Caraïbes de participer à de plus vastes échanges artistiques.
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Propos recueillis par Aïcha Diallo
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