Une nouvelle génération de photographes maliens définit avec obstination son propre langage visuel. Un langage qui reflète les bouleversements de la rue et de leur vie intérieure.
Entouré par les terres, le Mali a vu l’histoire de ses échanges avec le reste du monde s’inscrire sur un axe nord-sud, et ce, bien avant l’incursion du colonialisme français. Cette orientation commerciale naturelle s’explique par l’arrivée relativement tardive de la photographie dans le pays. Après avoir traversé l’Europe jusqu’à la côte-ouest africaine au milieu des années 1800 (Libéria, Sierra Leone, Ghana, Nigeria), la pratique de la photographie vagabonda longtemps avant de rejoindre le Sahel, dans le Soudan français, alors même que la mission Borgnis-Desbordes arrivait à Bamako en 1883. (1) Parvenus sur le sol malien par leurs propres moyens, les premiers photographes d’origines française et levantine étaient arrivés, escortés des premiers colons, avec la photographie comme moyen d’expression. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 50 que les Maliens commencèrent à prendre eux-mêmes des photos.
Seydou Keïta et Malick Sidibé avaient déjà abandonné la photographie lorsque André Magnin découvrit leur travail en 1991 (2). Malick Sidibé était devenu réparateur de caméras. Seydou Keïta était pour sa part retraité, après avoir officié comme photographe officiel des services secrets, et un homme respecté de son voisinage. Son studio avait été repris par un neveu ou un apprenti. Il est compréhensible que ces derniers aient été les premiers à s’étonner de la suite de la rencontre avec M. Magnin – envoyé du diable pour certains, ou messie pour d’autres. Voir leurs archives retenir l’admiration de parfaits inconnus relativisa leur étonnement qui s’accompagna alors d’un certain plaisir et de l’impression d’avoir plutôt bien fait les choses. Keïta et Sidibé allaient devenir ce que Michel Onfray appelle deux « personnages conceptuels » dans l’élaboration d’une théorie de la photographie africaine.
En 1993, François Huguier et Bernard Descamps, secondés de plusieurs photographes maliens, comme Keïta, Sidibé, Alioune Bâ et Racine Keïta, commencèrent à planifier un festival de photographie (3) afin que les Maliens comprennent l’engouement suscité par la découverte des archives de Keïta et Sidibé. Pendant qu’ils savouraient les projecteurs braqués sur certaines expositions confirmant la reconnaissance de l’Europe et du monde dans sa globalité, certains évoquèrent une fraîcheur exotique, tandis que d’autres achetèrent des négatifs par centaines (parfois même à des prix dérisoires).
Une série d’expositions consacrées à la photographie panafricaine, et organisées en 1994, 1996 et 1998, s’intéressait soit à des collections de studios photographiques réalisées entre 1950 et 1980, soit aux archives fournies par les agences nationales de photos de presse des pays africains (Mali, Guinée, Sénégal). L’intérêt porté à Keïta et Sidibé s’étendit à d’autres photographes maliens, dont Abdourahmane Sakaly, Mountaga Dembélé, Adama Kouyaté, Youssouf Traoré, Félix Koné, Nabi Doumbia et Sadio Diakité. Tous furent par la suite célébrés par l’une des éditions des Rencontres de Bamako, la biennale de photographie qui tenta d’établir Bamako, sans même le consentement de la ville (4), comme capitale africaine de la photographie – à l’instar de Ouagadougou, la soi-disant « capitale du cinéma (5) ». À l’aube des 18 ans des Rencontres, en 2001, et notamment en raison de l’âpre discussion autour de la photographie en Afrique mais aussi d’autres circonstances (6), la réalité de la photographie au Mali était loin d’être celle plébiscitée par la presse spécialisée et les professionnels. Dès les années 80, la pratique photographique malienne a été dominée par des centaines de jeunes photographes autodidactes (travaillant souvent dans des studios mais parfois sur le départ) qui ont documenté de manière photographique nos mariages, nos baptêmes, nos danses, notre rire hystérique, nos vœux, la couleur du sol autour de nos maisons, et les « choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire », pour citer Charles Baudelaire.
Ces occasions festives ne sont pas le moment le plus propice pour discuter de ces photographes ou de leurs photographies. Il est important, néanmoins, de parler d’eux, si ce n’est pour les détourner de cette idée que le portrait réalisé en studio confirme qu’ils sont sur la bonne voie, celle de la prospérité et de la postérité. Parler d’eux, encore, pour leur expliquer qu’il ne suffit pas d’attendre que le temps passe, d’attendre que leurs œuvres prennent de l’âge et deviennent des « classiques ». Comme le disait Maurice Rheims, « Tout finira par prendre de l’âge. Il suffit simplement d’être patient, d’attendre que la nouveauté prenne de l’âge. » Heureusement, l’insurrection souffle dans les rues et dans la vie personnelle des Maliens ; les révolutions grondent ; des dynamiques singulières se mettent en place ; des libertés éclosent.
De nombreuses et de nobles intentions, un soutien venu de toutes parts, mais surtout, le désir de tous les photographes maliens de recevoir, enfin, l’attention qu’ils méritent – autant de signes pour encourager une nouvelle génération à suivre avec pugnacité les ateliers et les cours de maître en vue d’apporter, eux aussi, leur pierre à l’édifice. Certains de ces artistes profitent à bon escient de ces espaces de rencontres et d’échanges qu’offre la Biennale, afin d’appréhender le langage de la photographie, cette « expression de recherche purement esthétique (7). » Des photographes comme Alioune Bâ et Youssouf Sogodogo (dont nous n’avons pas beaucoup entendu parlé depuis un certain temps) ; Amadou « At » Traoré et Racine Keïta (qui sont tombés dans l’oubli) ; ou Mamadou Konaté (qui est toujours là) ; tous sont les précurseurs d’une nouvelle génération qui semble faire preuve d’une passion et d’une curiosité suffisante pour être encouragés à creuser toujours plus et à prendre plus de libertés. Sans rejeter l’esthétique établie par la photographie sociale des studios des années 50, Harandane Dicko, Seydou Camara, Fatoumata Diabaté, Amadou Keïta, Bintou Binette, Mohamed Camara, et beaucoup d’autres, sont en train de prendre de vitesse le premier groupe. Ils utilisent la photographie comme leur point d’expression artistique, plutôt que de l’entrevoir comme une pratique magique qui sauvera de l’oubli l’élégance d’une occasion festive ou de l’ambiance grisante d’une fête surprise réussie. Ils s’appliquent à utiliser la photographie comme un moyen d’agir – à la fois pour eux, mais aussi pour la société, en général. Leur travail attaque les structures prématurément établies qui confinent la photographie en Afrique aux limites de l’esthétique surannée – le portrait studio des années 50. Ils puisent leurs qualités esthétiques dans leurs actes de rébellion quotidiens contre l’effondrement de la vie communautaire. Ils glanent, au jour le jour, des morceaux de leur expérience sociale qui ronge leurs rêves de demain, sans nul égard pour leur jeunesse.
Chab Touré est Professeur d’esthétique, critique d’art et directeur des galeries Carpe Diem (à Ségou) et AD (à Bamako).
Footnotes
(1) Erika Nimis, citée par Dagara Dakin à propos de la photographie africaine, in L’Afrique en regards : Une brève histoire de la photographie, Filigranes Editions, novembre 2005.
(2) André Magnin se rappelle, à l’occasion d’une exposition d’art contemporain africain de New York, avoir découvert en 1991 deux photographies des années 50 attribuées à un photographe anonyme de Bamako. La même année, il se rend à Bamako, persuadé de pouvoir le retrouver avec une certaine facilité. Évidemment, il retrouve Malick grâce au premier chauffeur de taxi à qui il pose la question. Malick le guide alors vers Seydou Keïta.
(3) Le festival, intitulé Rencontres de la photographie africaine de Bamako, s’est tenu pour la première fois en novembre 1994.
(4) Le festival, intitulé Rencontres de la photographie africaine de Bamako, s’est tenu pour la première fois en novembre 1994.
(5) C’était là, l’objectif déclaré du festival, selon l’énoncé du cahier des charges des Rencontres de la photographie africaine de Bamako.
(6) Le manque d’emplois salariés a conduit les jeunes diplômés aspirant photographes à travailler en indépendants.
(7) Dagara Dakin, op. cit.
More Editorial