L'artiste Mostafa Moftah rencontra notre auteure Elsa Guily pour parler de l’héritage culturel autour du savoir-faire des tapis (zarabi) comme médium pour les dynamiques et conditions sociales.
Mostafa Maftah ne cesse d’enfiler et de retordre le fil de l’écriture d’une modernité artistique qui demeure en constante renégociation. Le geste zlāg de Feu Océan (1979) défait les coutures canoniques occidentales de catégorisation pour mieux retisser les valeurs artistiques de la création, en revalorisant à la fois l’héritage culturel autour du savoir-faire des tapis (zarabi) et l’importance du lien avec le public, afin de transmettre un message social et pédagogique sur l’art.
Mustafa Maftah : Je commence par le commencement : l’architecture de la médina. Je suis passionné par le temps inscrit sur les vieux murs, premiers éléments miroirs reflétant une société. Ces murs sont colorés avec des pigments naturels, de l’ocre ou de l’oxyde rouge, le bleu, le jaune – les couleurs primaires qui, rappelons-le, vont me marquer toute ma vie. Leur matière chromatique, comme phénomène de vieillissement, me fascine. Enfant, je révélais les strates de coloris des murs avec beaucoup d’amusement et de curiosité. Je les transporte dans ma pratique artistique, comme si ma peinture était devenue leur musée. Je passe et repasse inlassablement six couches de couleurs, différenciées par la chaux, faites des mêmes pigments que ceux destinés à rafraîchir les façades des maisons. Ensuite, j’introduis le principe de l’érosion par l’eau pour creuser et révéler les différentes couches apposées sur le support. Avec une spatule de fer ou le papier vitre, je passe ma main sur toute la toile pour chercher là où c’est fragile et là où je peux insister. Je laisse aussi la liberté à la toile, ce qui me permet de libérer ma peinture. Comme le photographe qui va dans sa chambre noire pour faire des tirages, j’attends la réaction de l’érosion, ce qu’elle permet de révéler. Je travaille le rapport tridimensionnel de la peinture, en incluant le support bois pour mettre en évidence le vieillissement naturel. Je peux trafiquer, accélérer le processus du vieillissement, mais seulement jusqu’à un certain point, car ces murs-là n’ont pas vieilli comme ça. Je me laisse toujours influencer par l’environnement dans lequel je vis. Comme ici, à la médina, je suis fidèle à mon entourage. Je ne suis qu’un miroir de la société, qui passe à travers moi : son médium.
Elsa Guily : C’est à l’École des beaux-arts de Casablanca que vous avez réalisé Feu Océan, présentée dans l’exposition « In The Carpet » à la IFA Galerie. Dans cette œuvre fusionnent diverses approches créatives de votre pratique, entre sculpture, peinture et art du tissage. Comment avez-vous procédé au décloisonnement des techniques académiques et traditionnelles ?
MM : Dans Feu Océan, il y a ce va-et-vient entre le tapis, la peinture et l’artiste. Je donne des nuances de matières que l’on ne trouve pas dans les pratiques traditionnelles. C’est une conversation créative entre le tapis traditionnel de mon enfance et ce que j’ai appris de cette révolution plastique à l’École des beaux-arts. Je suis né dans une maison où il y a toujours eu un métier à tisser. Même quand je mangeais, c’était naturel que je trouve dans ma bouche un fil de laine ! J’ai choisi l’atelier de tissage de par cette familiarité avec le médium. J’ai vite remarqué que j’avais une technique bien à moi de faire le tissage, apprise plus jeune. Je suis alors sorti des conventions de la technique traditionnelle, en appliquant mon geste pictural au toucher de la laine. J’ai répété les stratifications de couches chromatiques par la multiplication multicolore des fils. Normalement, le tapis se travaille à partir d’un fond blanc. Je détourne ces conventions, en commençant par remplir avec des chutes de laine. Je travaille avec ce qui me tombe sous la main pour libérer le processus créatif de toutes contraintes matérielles. Je mélange différentes techniques de tissages : le plat de la couverture, la tresse, les nœuds, etc.
EG : La transmission du savoir-faire artisanal s’effectue par la répétition du geste, comme évocation du temps, de l’expérience. Considérez-vous votre rôle d’artiste comme celui d’un tisserand qui tisserait des liens entre le passé et le présent, comme pour nous rappeler que la création est une nécessité pour s’ouvrir au monde ?
MM : Dans le tissage, il est important de ne pas nier le passé, qui est là pour transmettre au futur. En faisant appel à toute mon existence, le geste devient un langage universel. La transmission est en ce sens liée à une méditation sur soi. Il y a un va-et-vient, un échange entre moi et l’objet. C’est de l’ordre de la sensation. C’est pour cela que je dois mettre mes mains pour transmettre. Je donne à l’œuvre l’expérience de l’artiste avec ses sensations. Je lui confère une âme par mon toucher, avec mon temps, mes changements. L’œuvre vit avec moi. Elle abdique face à mes émotions, mes méditations et mes états d’âme.
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EG : Dans l’art du tapis, traditionnellement, les femmes travaillaient ensemble sur de grands métiers à tisser. C’est un art porteur de mémoires collectives et de murmures, un outil de communication transculturel entre les différentes communautés et régions au Maroc, et même à l’échelle mondiale. Votre pratique artistique fait écho à cette dimension relationnelle puisque vous travaillez aujourd’hui ces « peintures tissées » avec votre femme Malika. Quel rôle joue la dimension collective dans votre création artistique ?
MM : Enfant, j’ai approché le tissage grâce à sa dimension sociale. J’ai su faire des nœuds avant de parler ! Ma mère et ma grand-mère travaillaient ensemble. Malika vient d’une tribu du Sud du Maroc, dans les gorges du Todra. C’est une région qui a su maintenir la transmission de ses savoir-faire artisanaux. Le tapis au Maroc change comme le langage et ses dialectes, qui varient de l’Atlas au Rif. Le tapis aussi ressent ces variations. Malika me transmet ce savoir-faire particulier, régional, et en retour je lui donne mon savoir d’artiste « contemporain ». Avec le tapis, nous avons un langage créatif commun, comme une poétique de notre relation. Toujours, je cherche à introduire les gens dans ma pratique artistique, comme Brecht faisait dans son théâtre. Mon œuvre dépasse cette intimité égoïste de l’artiste, elle est sociale. Mon atelier est toujours ouvert aux gens, c’est un lieu d’interaction avec le public.
EG : De quelle façon votre art pourrait se déployer dans l’espace public ?
MM : Dans les années 1980, j’ai travaillé sur la place du Vieux Port à Marseille avec une toile comme une sorte de mur. J’appelais les passants à participer et intervenir dessus. Le mur en lui-même est un miroir de la société. Pourtant il y est inscrit parfois : « Défense d’afficher, loi du… » Cette loi conditionne la liberté d’expression dans l’espace public. En tant qu’artiste, je lutte pour libérer ce droit à l’expression. J’ai donc travaillé sur cette problématique en barrant sur l’inscription de la loi « défense d’afficher » le mot « défense », pour ne laisser que l’affirmation « Afficher ». J’ai ainsi déjoué la violence épistémologique contenue dans cette relation image-texte. C’est ça le street art : sortir l’art dans la rue, le redonner à chacun. Prochainement, j’aimerais réaliser un travail performatif dans l’espace public autour de la transmission des savoir-faire traditionnels et des enjeux de la création. Chaque façon de tisser est une écriture en soi, il faut nous réunir autour de nos héritages culturels polysémiques, imprégnés d’hybridité, les remettre en partage pour créer une discussion intergénérationnelle, dans une gestuelle commune.
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Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation
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