Après la guerre, de nombreux artistes de couleur se sont vus rejetés par le monde de l’art occidental malgré l’importance et l’originalité de leurs apports — mais ont néanmoins poursuivi leurs efforts. Depuis une dizaine d’années, les institutions occidentales s’ouvrent à ce que ces artistes nous ont laissé. Elles organisent enfin de premières rétrospectives. Et, bien sûr, les marchés suivent. Notre série retrace leurs parcours, éclaire leur évolution artistique et ce qui les fait avancer par rapport au monde autour d’eux. Le peintre britannique né en Guyana Frank Bowling a insisté pour que son art ne soit pas considéré à la seule lumière de sa biographie. Liese Van Der Watt examine ici le rôle qu’elle a joué dans la perception de son œuvre au Royaume-Uni.
Printemps-été 2019, Londres multiplie les rétrospectives d’artistes noirs en fin de carrière. La galerie Victoria Miro présente la première exposition solo au Royaume-Uni de Howardena Pindell, la Serpentine expose en grand Faith Ringgold pour la première fois en Europe, la galerie Pilar Corrias affiche la succession de Robert Reed et, bien sûr, la Tate Britain propose la première rétrospective, attendue depuis longtemps, de l’artiste octogénaire Frank Bowling dans une institution britannique de premier plan.
Samedi dernier cependant, lors d’un débat à la Tate prévu pour coïncider avec la rétrospective de Bowling, l’artiste colombien Oscar Murillo a exprimé sa frustration par rapport à une manifestation qu’il juge « décevante » et purement formelle. « Je veux imposer plus de diversité, comprendre plus encore », a-t-il expliqué ensuite à Art Newspaper [1]. « Je veux plus. » Le principal grief de Murillo envers les conservateurs de la Tate semble lié à « [leurs] positions centrées sur la nature occidentale du propos car si, bien sûr, il est avéré que Bowling a travaillé ici ou à New York, ce n’est un secret pour personne, l’âme de son œuvre est ailleurs ». Il fait évidemment référence ici à la diaspora dont est issu l’artiste et à son histoire complexe : venu de Guyana en Angleterre en 1953 à l’âge de dix-neuf ans avec la génération Windrush, Bowling a fait ses études au Royal College of Art de Londres avant de gagner New York en 1966 où il a été critique d’art, enseignant et artiste, il vit entre New York et Londres depuis la fin des années 1970 et a finalement choisi de s’installer à deux pas de la Tate Britain, où il vit et travaille encore aujourd’hui.
Art Newspaper rapporte que la commissaire de l’exposition, Elena Crippa, a opposé à la critique de Murillo que l’exposition négligeait l’héritage de Bowling l’argument selon lequel « toute sa vie — dans son œuvre et dans ses écrits — [Bowling] a refusé d’être classé ou défini comme un artiste noir de la génération Windrush ou comme appartenant à une catégorie donnée. » De même, le directeur de la Tate Britain, a affirmé que « Frank Bowling a toujours rejeté les étiquettes réductrices et s’est attaché à des formes d’expression nuancées et sans la moindre restriction. Nous avons collaboré étroitement avec l’artiste à toutes les étapes de cette exposition majeure. »
On reconnaît sans peine dans cet échange de vues un débat familier indissociable du travail de nombreux artistes noirs. Enfermés dans des références à leur race, leur origine géographique ou leur passé, ils sont nombreux à rejeter ces frontières apparemment infranchissables souvent dressées pour les seuls artistes de couleur. Malgré les efforts déployés par la Tate, Art Newspaper cite aussi une interview récente à la BBC dans laquelle Bowling explique qu’« il voulait une exposition uniquement centrée sur les aspects formels de son œuvre, pas sur sa biographie ou sa couleur de peau. « J’ai été pris au dépourvu par cette nouvelle définition de l’art noir et asiatique en Angleterre, je ne sais pas ce que sont l’art noir et l’art asiatique ; je sais que l’art c’est l’art. »
Je comprends la Tate Britain, vraiment. Écartelée entre les appels à l’universalité et la spécificité, entre le passé de l’artiste et des lectures interactives, entre le contenu et la forme, entre, pour ainsi dire, la mort de l’artiste et la naissance du spectateur, l’exposition me frappe néanmoins par son approche prudente, trop prudente. Il est facile de réduire la curieuse affirmation de Murillo que l’ « âme » de l’œuvre est ailleurs à une prétention quasi-essentialiste selon laquelle ces travaux renferment quelque chose d’inaccessible à l’entendement occidental. Pourtant, c’est aussi de la frustration que je ressens en voyant l’exposition de la Tate. J’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir l’œuvre de Bowling, mais j’ai trouvé la mise en scène bâclée, trop ordinaire, comme faite à la va-vite sans prendre de risque. Moi aussi, je voulais plus. Au-delà des explications sommaires et de la chronologie monotone, où et quand et comment ces œuvres ont été réalisées, j’ai le sentiment très net qu’elles sont en trop dans le contexte, un sentiment qui s’explique par la nature composite des multiples facettes qui forment l’identité d’artiste de Bowling, ainsi que par la complexité extrême de sa réflexion sur le processus artistique.
Dans une interview donnée en 1995 à Okwui Enwezor et Olu Oguibe, Bowling apparaît parfaitement conscient que ses œuvres sont nées dans les années 1960 alors que l’Afrique était secouée par les luttes post-indépendantistes ; que si, à l’instar de ses contemporains comme RB Kitaj et David Hockney qui, inspirés par les couvertures des journaux, produisaient du pop art autour de la sexualité et de personnalités comme Marilyn Monroe, il réagissait lui aussi aux photographies de presse, c’était à celles autour du post-colonialisme — après l’indépendance du Kenya et du Congo belge, ou Patrice Lumumba « traîné… dans une cage [2] ». Si ces œuvres n’évoquent pas le pop art, mais plutôt la figuration expressionniste associée à Francis Bacon, elles renvoient malgré tout clairement à une culture de consommation et une vision du monde marquée par des attaches particulières. Les plus anciennes font souvent référence à la Guyana, surtout, à de multiples reprises, le magasin de sa mère, sérigraphié sur des toiles repeintes pour lui donner l’apparence du rêve et du lointain, tel le souvenir qu’il en garde sans doute.
Avec le départ de Bowling pour New York et sa rencontre du modernisme américain, le contenu commence à s’estomper au fur et à mesure que son intérêt pour l’abstraction pure croît. La référence biographique persiste cependant, notamment dans l’une de ses rares expositions solo au Whitney Museum of American Art en 1971 : dans ses étonnantes « peintures sur cartes » qui portent en leur centre les contours des continents, surtout l’Amérique du Sud et l’Afrique, dans un champ visuel de couches denses où l’abstraction flotte, hésite et fuit dans d’immenses champs de couleur. C’est à partir de ce moment que Bowling commence à verser directement la peinture sur ses toiles, plus intéressé désormais par la forme et la technique. Il teste l’ammoniaque et s’essaie à l’iridescence, construit sa peinture au gel acrylique et capture à la fois une opacité légère savamment éprouvante et la luminosité. Il ajoute des fragments à sa peinture, explorant le matériau lui-même au détriment du contenu.
Mais le contenu est partout, bien sûr. Pas en tant que blanc ou noir, mais sous la forme d’une existence vécue et engrangée au sein de réseaux complexes, des Antilles à l’Occident, aux références culturelles, sociales et philosophiques multiples. Ces œuvres abstraites évoluent, selon la formule d’Enwezor, entre métaphore et allégorie. Elles découlent des voyages transatlantiques de Bowling, de conversations en cours de route et de questions qui se sont posées autour de la figuration et de l’abstraction — notamment dans l’Amérique d’après les droits civiques, alors que de nombreux artistes noirs privilégiaient la figuration et remettaient en question l’abstraction.
Ces œuvres accomplies, ambitieuses, héroïques exigent que soit posée la question de leur appartenance aux canons de l’art britannique. La politique de collection des institutions culturelles doit être mise à nu afin de comprendre comment Bowling a pu vendre aussi peu, au moins jusqu’en 2003 et sa participation à FaultLines, l’exposition de Gilane Tawadros sur l’art d’Afrique et de la diaspora africaine à la Biennale de Venise. Enfin, une manifestation comme celle d’aujourd’hui doit nous forcer à nous pencher sur les rapports de force qui écrivent nos histoires de l’art et à saisir la chance qui nous est donnée de raconter les histoires différemment avec des voix plurielles.
L’exposition Frank Bowling se poursuit à la Tate Britain de Londres jusqu’au 26 août 2019.
Basée à Londres, Liese Van der Watt est une critique d’art sud-africaine et rédactrice de C&.
[1] « « Pas assez bon » : Oscar Murillo critique la Tate pour l’exposition Frank Bowling », Art Newspaper, 5 juin 2019.
[2] Okwui Enwezor et Olu Oguibe. « Frank Bowling: A Conversation », Nka. Journal of Contemporary African Art, printemps 1996, pp. 18–23, 72.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par là.
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