Nous avons rencontré l'artiste suisse Deborah Joyce Holman pour parler des aspects clés de ce travail de docufiction poétique.
Depuis des siècles, les pays germanophones forment un espace où s’origine une riche production culturelle Noire, aussi hétéroclite que ces différentes régions. Dans cette série, nous présentons des artistes de générations diverses qui entretiennent des liens étroits avec ces territoires géoculturels. Dans ce texte, nous présentons le travail des artistes suisses Deborah Joyce Holman et Yara Dulac Gisler. S’ouvrant sur un triptyque vidéo montrant une paire de mains occupées à se limer les ongles, Unless est une exposition individuelle collaborative réunissant cinq personnages dans des situations banales et rituelles situées dans un quartier industriel de Bâle. Ci-dessous, Holman explique les aspects clés de ce travail de docufiction poétique, tels que les possibilités d’utiliser l’intimité et l’illisibilité comme outils de résistance à l’instrumentalisation des politiques identitaires dans le cadre du néolibéralisme, et les spécificités de la langue suisse allemande.
L’intimité et l’insaisissabilité comme outils de résistance à l’instrumentalisation des politiques identitaires
Deborah-Joyce Holman : Unless est une réflexion sur l’expérience partagée de se trouver entre les deux et, pour survivre, de devoir fonctionner dans un système nécropolitique bâti sur le mépris des sujets coloniaux. La notion de double conscience chez W.E.B Du Bois pourrait être comparable à certains éléments de cette idée dans la mesure où elle parle d’une connaissance des logiques divergentes – ou opposées – en jeu, une exigence si nous voulons adopter « une tactique d’apparente conformité tout en conservant une certaine marge d’autonomie ; un moyen de travailler dans le cadre du pouvoir sans adhérer pleinement à ses « vérités » » (définition du trickster par Jean Fisher dans son texte de 2009).
Unless est une tentative de représenter cette expérience d’entre-deux, située ici dans le quartier de Dreispitz, à la périphérie de Bâle, et caractérisée par les interactions, le langage corporel et les gestes des personnages, où apparaissent des actes subtils de refus. Il s’agit de refus d’assimilation ou de fonctionner dans les limites du lisible, et donc du quantifiable, et donc du policier et de la surveillance, au sens de l’organisation de la blanchité.
Le projet se situe quelque part entre un poème et une docufiction, dans la mesure où il interroge et met en œuvre des refus : des actes par lesquels on dit ou montre que l’on ne fera pas, ne donnera pas ou n’acceptera pas quelque chose (définition donnée par le Merriam-Webster). Un refus est toujours antagoniste à l’égard de quelque chose qui vous est demandé – ici, Yara et moi pensions à la vague actuelle d’instrumentalisation de la politique identitaire. Je suis plutôt pessimiste : les systèmes cherchent à se préserver, et donc les structures de la suprématie blanche et le racisme qui en résulte continueront à évoluer, à se transformer au nom de l’auto-préservation. À une époque où la collecte de données à grande échelle et la surveillance ne cessent de se développer, les termes de catégorisations claires et lisibles de l’identité – tout en facilitant les plateformes qui permettent une plus grande portée pour les groupes marginalisés – opèrent dans une logique d’assimilation qui peut également être nuisible.
Avec Unless, il s’agissait donc de refuser d’expliquer, de rendre lisible, de nommer, et de s’orienter vers un langage poétique qui s’inscrit dans une tradition féministe Noire. Nous étions intéressées par l’idée de la perte ou du manque en tant qu’espaces productifs pour conserver une certaine capacité d’agir, en pensant aux écrits de Tavia Nyong’o sur les « crushed blacks » [littéralement « noirs écrasés », désignent des zones (noires) que l’on appelle « bouchées », c’est-à-dire prendre des parties relativement sombres (noir à gris foncé) sur un film ou une photographie et augmenter le contraste, parfois, jusqu’à atteindre un aplat de noir illisible] dans son livre de 2019, Afo-Fabulations: The Queer Drama of Black Life.
Sur la création de personnages qui vivent pleinement leur existence
DH : Le rejet des représentations simplifiées et monolithiques de la « négritude » est un élément central du projet Unless. À mon avis, il n’est pas aussi intéressant de donner du sens que de compliquer sans cesse nos relations avec les représentations popularisées de groupes racisés spécifiques. Nous avons eu la chance que toutes les personnes avec lesquelles nous avons collaboré, dont beaucoup étaient des ami·es de Yara et moi depuis plusieurs années, se soient données au projet avec une incroyable générosité. Nous n’avons pas travaillé avec des dialogues scénarisés, mais plutôt avec des situations scénarisées. Grâce à la compréhension d’une expérience partagée et des codes de chaque personne, nous avons pu constituer un espace intime pour travailler et discuter, ce qui transparaît naturellement à la caméra.
Sur le fait d’être une Autre qui parle un allemand autre
DH : On en revient à l’idée de complexifier la « négritude ». La notion de négritude et sa représentation dans les médias occidentaux sont largement façonnées par le discours et le langage étatsuniens. En Suisse, comme dans d’autres pays d’Europe continentale, une grande partie du langage des jeunes s’approprie continuellement des mots et des expressions de l’anglais vernaculaire afro-américain. La culture Noire américaine façonne considérablement le paysage social.
Yara et moi étions intéressées à documenter le langage des jeunes Noir·es au sein de notre contexte suisse-allemand natal. La plupart d’entre nous appartiennent à la première ou au maximum la deuxième génération de personnes Noires nées en Europe dans leurs familles, et beaucoup ont des héritages mixtes. Quels sont les codes qui caractérisent la jeunesse Noire suisse-allemande à travers la langue ? Comment les différentes expériences et héritages au sein de la suisse-alemanité Noire façonnent-ils le discours et les modes de relation ? De quelle manière ce langage qui est si limitatif et insuffisant pour rendre compte de ces expériences peut-il être instrumentalisé et transformé pour continuer à s’adapter et devenir adéquat ?
L’œuvre Unless a été exposée à Cherish, Genève, Suisse, du 30 juin au 29 août 2021.
Par Will Furtado.
Traduit par Gauthier Lesturgie.
"AUF DEUTSCH"
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