Hé, salut Kanye, quoi de neuf ? » C’est exactement ce qui me vient à l’esprit lorsque je pénètre dans l’espace d’exposition, et cela en illustre bien le propos. Des portraits gigantesques de Kanye West accueillent les visiteurs à la Kunsthalle Zurich dans le white cube moderne et spacieux, d’ordinaire vide. Tout ce que nous voyons, c’est Kanye, dont le visage directement tapissé sur les murs sera détruit à la fin de l’exposition, lorsqu’il en sera retiré. C’est Heji Shin qui expose, une photographe germano-coréenne vivant à New York et Berlin, dont le travail tourne autour de l’intimité apparente. Ann Mbuti a disséqué le sens qui se cache derrière ces portraits de Kanye West.
Pourquoi les gens présument qu’ils connaissent Kanye West juste parce qu’ils sont constamment confrontés à son image, ses déclarations et ses stories en public, particulièrement dans le cadre des médias sociaux. Pourquoi cette réaction de mon cerveau lorsque je suis entrée dans la salle et que j’ai eu l’impression de voir une vieille connaissance placardée sur le mur.
Il se trouve qu’il y a une visite guidée et une vingtaine de personnes – fin de la quarantaine, aisées, le public type des musées de Zurich – attendent en troupeau dans la salle vide. Le guide explique que l’exposition a attiré un public différent en ce lieu : quelques adolescents aux tenues hétéroclites sont venus se livrer à un shooting devant les œuvres. Ils ont posé, changé de vêtements et posé de nouveau. L’anecdote suscite des petits rires amusés et la stupéfaction générale que ce musicien, avec ses yeux braqués sur nous de tous côtés, soit capable de provoquer une telle réaction. Kanye West – tout au moins dans ce groupe de visiteurs de musée d’âge moyen – est connu comme un personnage public qui représente davantage que son seul univers musical. Ce que recoupe exactement ce « davantage » dépend du degré de connaissance et de la position de chacun vis-à-vis de lui. Quels éléments clés délivre alors un guide à ses auditeurs dans un musée d’art contemporain en Suisse ? Tout le monde a intégré le message que ces représentations iconiques surdimensionnées, avec leurs tons chauds ou noir et blanc, ne sont pas le véritable Kanye – mais que reste-t-il après cette épiphanie ? J’ai malheureusement manqué le début de la visite et dois donc me référer à ma propre interprétation et au Kanye tel que je le « connais ». Mais ce n’est pas de Kanye qu’il s’agit ici. Il s’agit d’art contemporain, un système déterminé par le contexte comme peu d’autres. Disséquons donc un peu tout ça. Examinons le contexte de l’ambiguïté du personnage public de Kanye : ce qu’il en reste, c’est un musicien à succès qui est sur la scène depuis 2004. Examinons ce contexte-là également, et nous n’avons plus qu’un homme célèbre sur un mur. Examinons aussi l’étendue de sa notoriété et nous n’avons qu’un mâle noir avec un regard intense et furieux. À chaque niveau, de multiples possibilités d’interprétations se présentent à nous. Et même la figure centrale, à savoir un être humain au teint foncé, n’implique pas les mêmes choses pour tout le monde.
On se trouve confronté ici au problème éternel de la généralisation, renforcé par l’ubiquité de la pop culture américaine. Lorsque, à un moment de la visite, le guide évoque la négritude aux États-Unis, quelques regards interrogateurs se tournent vers moi, comme si je pouvais émettre un jugement sur des thèmes afro-américains en raison de mon héritage afro-allemand. L’américanisation est un fait, au moins depuis l’époque où, après la Seconde Guerre mondiale, la superpuissance qu’étaient les États-Unis exportait de nombreux biens culturels en Europe. Aujourd’hui, cela a peu changé – à l’échelle internationale, tout le monde parle des films, de la musique et de la politique américaine. Non pas qu’il n’y ait pas d’autre contenu. Cela rappelle l’échange linguistique mondial : même si chaque pays possède sa propre langue, le dénominateur commun est l’anglais. Et lorsqu’il s’agit d’échange culturel mondial, la culture américano-américaine est devenue l’élément de liaison entre les autres.
Et voilà que nous nous trouvons dans une salle pleine de Kanye et que les plus initiés à la pop culture recherchent une interprétation différenciée du personnage afin de découvrir qui est Kanye et ce qu’il représente. Mais pourquoi ? Ce n’est pas de Kanye qu’il s’agit ici. Le débat que nous avons en Europe sur l’envahissante culture américano-américaine nous préoccupe sans doute, mais n’inquiète certainement pas la culture américaine. Pour ce qui concerne ce thème, nous nous trouvons au bout d’une impasse.
La culture ne déploie tout son potentiel que dans la diversité : n’est-il pas inutile de suivre une ergothérapie lorsque l’on essaie d’avoir son mot à dire sans être écouté ? Je n’oserais pas projeter mes pensées sur n’importe quel Afro-Américain sous prétexte que nous partageons la même syllabe avant le trait d’union. En Europe, nous avons aussi nos disparités et nos narrations normalisées qui se dévident lorsque l’on est d’origine africaine. Ce sont des histoires qui ont le même style caractérisé par l’injustice et une perception unidimensionnelle et, par conséquent, problématique, qui obéit à la logique sensationnaliste du système médiatique. Et leur caractère d’urgence s’accentue au fur et à mesure que les flux migratoires augmentent, comme c’est le cas ces dernières années. Mais toutes ces questions sont différentes de l’histoire qui constitue l’expérience américaine.
Ce que Kanye incarne pour un Américain – qu’il soit noir ou blanc ou quelle que soit son ethnie –, nous ne serons pas en mesure de l’appréhender totalement ici, dans un musée de Zurich, avec notre background culturel de non-Américains. Il est temps de nous émanciper davantage de l’expérience américaine sans minimiser l’importance de ses exportations culturelles. Après tout, Kanye a aussi une signification dans le contexte européen – elle est simplement différente d’en Amérique, même si l’on parle de la même personne. Nous n’avons ni la même expérience ni le même niveau de connaissance mondial, mais nous avons quelque chose de peut-être bien plus précieux, à savoir la capacité à réagir aux histoires des autres, à comprendre avec empathie et à apprendre de leurs différences. Susan Sontag disait en parlant d’art : « Nous devons apprendre à voir davantage, à écouter davantage, à sentir davantage. » Tous les Kanye des murs du musée m’ont appris à ne pas taire nos propres perspectives pour se contenter de parler des mêmes partout dans le monde. Nous ratons l’opportunité de représenter et d’apprécier la pluralité de l’Afro-* et nous tombons dans une partialité qui s’est avérée trop souvent limitée dans l’histoire. Réorientons le débat. Ce n’est pas de Kanye qu’il s’agit, mais d’individualité, d’avoir sa propre voix et de reconnaître les dimensions élargies des structures sociales qu’elles regroupent. Au fond, il s’agit de ce que Kanye signifie pour vous.
Ann Mbuti est une critique d’art et une chroniqueuse culturelle basée à Zurich, en Suisse. Son travail fait la jonction entre les arts et la culture afin de donner forme à un tableau élargi de la contemporanéité.
Cet article a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par là.
Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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