À l'approche d'AKKA Paris, nous avons rencontré l'artiste sud-africaine pour discuter avec elle de ses multiples identités, de ses environnements étranges et du symbolisme des abeilles.
Contemporary And : Vos portraits d’un « moi » déconstruit offrent une perspective intéressante sur la personne que vous êtes. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette idée ?
Lunga Ntila : Je suis fascinée par la façon dont, en tant qu’êtres humains, nous sommes capables de changer si nous laissons suffisamment d’espace à ces changements. Je suis née à Johannesburg et j’ai grandi en partie à Pretoria. Mes parents sont diplomates, ce qui m’a permis par chance de côtoyer de nombreuses cultures et perspectives différentes, entre l’Allemagne, le Bénin et les Pays-Bas, avant de revenir vivre et travailler dans ma ville natale en 2016. Chaque fois que j’ai vécu dans un autre pays, j’ai eu le sentiment de devoir me fondre dans une culture différente et réajuster mon identité à un environnement inconnu. Le retour au pays m’a enfin donné l’occasion de connaître mon ancien milieu et mes racines, de m’explorer et de m’épanouir. J’ai fini par me trouver dans un espace où je pouvais m’installer, me poser. J’ai eu le temps d’apprendre à me connaître en tant que Sud-Africaine avec mes semblables, en reprenant là où je m’étais arrêtée.
C& : Pourquoi avez-vous voulu devenir une artiste ?
LN : Le monde de l’art m’intéresse depuis mon enfance. Avec le temps et un meilleur accès à l’information, la photographie m’a semblé être le mode approprié pour m’exprimer et formuler mes idées. Je voulais faire la différence, aussi cliché que cela puisse paraître. Et j’ai réalisé qu’il était plus facile de faire la différence directement en moi-même plutôt que d’essayer de changer le monde qui m’entoure. Ce faisant, j’espère en quelque sorte influencer les autres à faire de même.
C& : Pouvez-vous nous parler un peu de votre processus de création ? Quelles archives photographiques avez-vous utilisées pour votre dernière œuvre : GOD AMONG US! ?
LN : Je réalise mes collages numériques à partir d’archives photographiques. Ma dernière série consiste en une sélection de photos que j’ai prises lors de la cérémonie d’initiation de mon cousin, il y a environ cinq ans, à Ngcobo, dans la province du Cap-Oriental. L’œuvre est basée sur ces images que j’ai prises, en me baladant avec mon appareil, de la célébration qui symbolise le passage du garçon à l’homme. Le rituel insuffle de bonnes valeurs morales et sociales, un processus connu sous le nom d’ukwaluka au sein de la communauté Xhosa. Bien qu’étant une femme, je me suis identifiée à ce concept. GOD AMONG US! a été conçu pour façonner un récit qui relie cette célébration de la vie aux transformations qui se produisent dans mon existence. En ce qui concerne le système de connaissances autochtones ukuzilanda, mon travail précédent était centré sur le processus de guérison à la suite de situations où j’avais commis des erreurs ou même perdu une partie de moi-même. Je voulais montrer la progression qui avait eu lieu entre mon passé et mon présent, ce qui se reflète également dans les médiums utilisés. L’œuvre actuelle me montre entre deux lieux, en transit, pénétrant dans un monde à la fois familier et étranger. Cela permet de mieux comprendre qui je suis et révèle les différentes dimensions dans lesquelles j’existe.
C& : On retrouve un usage spécifique des couleurs dans votre langage photographique, qui est devenu particulièrement significatif dans votre dernier corpus d’œuvres.
LN : J’utilise trois couleurs principales : le noir, le blanc et des touches de rouge. Le noir et blanc montre au public l’assurance que j’ai dans mon travail. Le contraste attire l’attention sur les détails que je cherche à souligner. Je joue avec le rouge car il établit une connexion avec cette autre dimension : il jaillit sur des chapeaux démesurés et des lèvres volumineuses et saillantes. Cette tonalité renforce aussi tout simplement l’esthétique générale de l’œuvre !
C& : Quel est l’aspect mythologique ou spirituel auquel vous faites référence dans GOD AMONG US!
LN : Il n’y en a pas un en particulier, mais ma conception du divin s’inspire de ma perception de la spiritualité et de la mythologie africaines. L’intention est de s’adresser à tous·tes et de faire comprendre la manière dont Dieu peut se manifester sous différentes formes : chez les êtres humains, dans un mot, dans une fleur. God is among us! [Dieu est parmi nous !]
C& : Vous placez dans le même corpus d’œuvres des figures humaines en relation proche avec des animaux, des insectes, la flore et la faune.
LN : Au départ, je voulais surtout étoffer la composition. Je souhaitais rendre hommage à la nature et à la façon dont Dieu se manifeste à travers elle. Les abeilles ont une importance particulière pour moi : ma mère raconte qu’elles symbolisent le côté de la famille de ma grand-mère – oMabhayi. Elles apparaissent parfois pour signaler que tu es protégée ou viennent simplement en visite. Lorsqu’elles surgissent en essaim, c’est généralement pour transmettre un message. En les invitant dans mon travail, je témoigne de la reconnaissance envers mes ancêtres qui m’ont entouré et aidé à réaliser mes rêves.
C& : Parlez-nous de votre livre de photos Ukuzilanda.
LN : L’éditeur, Dream Press, m’a contacté en 2020 pour me demander s’il était possible de faire un livre ensemble. J’étais très enthousiaste, je me disais que ce serait une bonne façon de rendre mon travail plus accessible. C’est aussi devenu un bon moyen pour moi d’archiver certains des moments les plus importants de mon initiation au monde de l’art. Ukuzilanda rassemble un ensemble d’œuvres qui m’ont permis de m’ancrer et d’ouvrir de nombreuses portes dans ma vie artistique.
C& : La galerie BKhz de Johannesburg présente votre travail à la foire d’art et de design AKAA cette année à Paris. C’est sa première participation à une foire d’art internationale en dehors de l’Afrique du Sud.
LN : Je suis très heureuse d’y participer – c’est la première fois que j’expose à Paris. La ville a une riche histoire artistique et je suis très impatiente de me retrouver dans un environnement aussi créatif. Et je suis ravie d’avoir accès à un autre groupe démographique qui pourrait potentiellement me permettre de diversifier mon public.
Lunga Ntila est une photographe et artiste née à Johannesburg, en Afrique du Sud, en 1995. Son travail interroge les notions d’identité, de déplacement, de réconciliation et de guérison. En 2019, le travail de Ntila a été présenté à l’Investec Cape Town Art Fair, et Design Indaba l’a remarquée comme une artiste émergente à suivre.
Elisa Pierandrei est une journaliste et une autrice installée à Milan. Elle écrit et recherche des histoires à travers l’art, la littérature et les médiums visuels. Au fil des années, elle s’est intéressée au Moyen-Orient, à l’Afrique et aux diasporas.
Traduit par Gauthier Lesturgie.
FEMALE PIONEERS
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