En conversation avec Grada Kilomba

Vivre dans un espace intemporel

C& discute avec Grada Kilomba de son travail transdisciplinaire, de la présence du passé et de performer la connaissance comme une force transformatrice essentielle.

‘ILLUSIONS’ by Grada Kilomba. Photo by Moses Leo (2016). Courtesy the artist and Goodman Gallery.

‘ILLUSIONS’ by Grada Kilomba. Photo by Moses Leo (2016). Courtesy the artist and Goodman Gallery.

By Theresa Sigmund

Contemporary And : Des lectures mises en scène aux performances et aux installations vidéo, votre travail est véritablement transdisciplinaire. Comment ces différentes approches se rejoignent-elles ? 

Grada Kilomba : Je suis très intéressée par la production d’espaces hybrides où coïncident des formats et des langues différentes. Je pense que c’est l’une des tâches les plus urgentes de cette ère postcoloniale. Si l’on regarde en arrière, les disciplines classiques nous demandent toujours d’être des artistes, auteur·rices et théoricien·nes désincarné·es. On attend de nous que nous instaurions une distance par rapport à un objet étudié, décrit et mis en scène. On nous demande également de prendre de la distance par rapport à nous-mêmes, à nos biographies et à nos corps, par rapport aux questions que cet objet pourrait faire naître – et c’est exactement le cœur de la production du savoir colonial. Il existe une marginalisation violente de certains corps et simultanément ce fantasme de l’objectif, du neutre et de l’universel. Mais que se passe-t-il lorsque l’on a historiquement été cet objet ? Que se passe-t-il lorsque l’on devient le sujet qui parle ? Dans quelles langues et quels formats doit-on parler de notre réalité ?

Je pense que nous devons expérimenter ces questions. C’est peut-être la raison pour laquelle j’utilise souvent des formats divers d’un projet à l’autre : pour chacune des formes, j’ai une question différente et chaque projet m’amène à une nouvelle dimension. Il s’agit d’un processus expérimental dans lequel je souhaite me positionner – ma biographie, mon corps, mes émotions, mes souvenirs et mon histoire – comme partie intégrante de l’œuvre. C’est ce que signifie pour moi le savoir décolonial.

 

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C& : Si l’on considère cette perspective, votre absence ou celle d’un corps physique dans The Desire Project (2016) est assez étonnante. 

GK : Il y a effectivement une absence de corps physiques. J’ai cherché à subvertir les pratiques artistiques et à trouver un langage qui souligne le désir de ce projet : « parvenir à la voix ». C’est pourquoi j’ai voulu travailler avec la vidéo, mais ne pas utiliser d’imagerie en dehors du texte lui-même. Je pense que la visualisation du texte signale son urgence ; le public est invité à le regarder, le lire et à le voir. Il devient proéminent. Et comme cette installation est composée de trois canaux, on se retrouve entouré·e d’histoires.

En même temps, je voulais que la musique constitue l’unique source sonore. Plutôt que d’entendre la voix hors champ habituelle, j’ai voulu employer le rythme des tambours comme forme de récit et me souvenir de la tradition africaine de la narration, qui implique de nombreuses strates différentes de production de connaissances, y compris la musique. J’ai travaillé sur ce projet avec Moses Leo pendant plusieurs semaines jusqu’à ce qu’il compose la bande sonore finale pour l’ensemble du texte, puis j’ai modifié ce dernier autant que possible et monté la vidéo d’innombrables fois jusqu’à ce que la composition et le texte ne fassent plus qu’un, comme un corps qui respire.

Il était très important pour moi d’avoir de la musique, d’évoquer les nombreux espaces physiques dans lesquels les personnes Noires ne peuvent pas entrer, de venir à la voix. Mais la musique entre dans ces espaces. C’est pourquoi elle a été si centrale pour de nombreuses communautés et personnes de la diaspora. Elle est un phénomène que l’on ne peut pas filtrer ; elle traverse le temps et l’espace. On peut exclure une personne d’un espace physique, toutefois on entendra toujours la musique que cette personne joue à l’extérieur. Les membres de la diaspora africaine ont occupé de nombreux espaces grâce à la musique. Je la considère comme une forme de résistance politique, et je voulais l’inclure comme telle. Dans mon travail, la musique est la traduction directe de ce que vous voyez.

C& : Qu’entendez-vous par « performing knowledge » [performer la connaissance] ?

GK : Je suis arrivée à ce titre, Performing Knowledge, quand j’ai développé une série de séminaires pour mes élèves de 2010 à 2015, et plus tard ce concept est devenu le titre d’un livre que je suis en train de terminer. Pendant mon activité universitaire, je me suis souvent sentie incomplète. Dans le monde académique, nous fabriquons des connaissances en produisant des réponses. Dans les arts, nous fabriquons des connaissances en produisant des questions. Je suis surtout intéressée par la possibilité de soulever des interrogations. Je pense que c’est une puissante force de transformation. Je me suis donc prise de passion pour cette idée de faire entrer le texte dans la performance, de donner voix, corps et mouvement à la connaissance – et de la placer dans un contexte plus futuriste.

J’ai souvent l’impression que le passé nous fait obstacle, et que de nombreux espaces témoignent d’une grave inadéquation pour arriver au présent et reconnaître la condition postcoloniale. Il semble que nous concevions des œuvres futuristes dans un cadre présent qui appartient en fait au passé. Il semble que nous soyons toujours prises au piège dans ces trois dimensions du temps. Dans mon installation The Desire Project, présentée pour la première fois à la biennale de São Paulo l’année dernière, je reconstitue ce sentiment d’intemporalité : il faut passer devant une installation sanctuaire, célébrant l’Escrava Anastácia, avant d’entrer dans l’espace numérique des vidéos. Pour saisir ce qui se trouve à l’intérieur des vidéos, il faut comprendre l’extérieur, l’installation du sanctuaire. On ne peut pas entrer dans l’installation sans reconnaître cette histoire du passé.

Installation view, The Desire Project, 2016, by Grada Kilomba, at the 32. Bienal de São Paulo. Photo: Leo Elon. Courtesy of the Bienal de São Paulo.C’est l’histoire d’une femme esclave qui a été contrainte de se faire sceller la bouche, dont l’image était présente dans mon enfance. Je joue ici avec ce sentiment de souvenir et d’oubli. Et avec l’idée que la théorie de la mémoire est en fait celle de l’oubli : on se souvient parce qu’on ne peut pas oublier. Et c’est la relation constante entre le passé, le présent et le futur. En tant qu’artiste femme Noire, j’ai souvent l’impression de vivre dans un espace intemporel.

C& : Dans votre nouveau projet Illusions, vous comparez les mythes grecs de Narcisse et d’Écho à la société contemporaine. Quelle est cette illusion ?

GK : Je pense que l’illusion est celle de Narcisse. C’est un personnage qui est profondément amoureux de sa personne. Il se voit lui-même et sa propre image comme les uniques objets d’amour et son corps comme le corps idéal. C’est un chasseur poursuivi par de nombreuses·x admirateur·rices. Il aime être admiré et désiré, mais il dédaigne toutes ses personnes éprises. À ses yeux, aucune n’est digne de lui. Il est donc puni par Némésis, qui lui jette une malédiction le poussant à tomber amoureux d’une chose qui ne pourra jamais l’aimer en retour – sa propre image. Cependant l’histoire de Narcisse ne peut être racontée sans celle d’Écho, une nymphe qui tombe amoureuse de Narcisse et est frappée de la malédiction de ne pouvoir rien dire, sauf les derniers mots qu’elle a entendus.

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Ainsi, dans cette histoire d’amour dramatique, Narcisse est enchanté par son propre reflet sur la surface du lac, tandis qu’Écho est condamnée à répéter éternellement ce que dit Narcisse. Dans Illusions, j’ai voulu jouer avec ce scénario tragique et poser la question de savoir comment sortir de ce carcan colonial et patriarcal.

Il y a un sens profond du narcissisme que je voulais transporter dans notre contemporain. Narcisse devient la métaphore d’une société qui n’a pas résolu son histoire coloniale, une société patriarcale blanche obsédée par elle-même et par la reproduction de sa propre image, occultant toutes les autres. J’ai d’abord mis en scène cette histoire avec un ensemble d’acteur·rices, avec qui je travaille toujours et tourné un film muet de trente-sept minutes. Pour la performance, le film est projeté comme un élément du décor, tandis que l’histoire est racontée en direct. Les protagonistes évoluent dans un espace blanc qui nous donne l’illusion d’un infini : l’illusion d’un infini blanc ou d’un white cube qui se présente comme un lieu neutre et sans repère, mais qui n’est ni l’un ni l’autre.

 

http://gradakilomba.com/

http://goodman-gallery.com/artists/gradakilomba

 

Performances et expositions à venir en 2017 :

8 juillet, Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne

14 juillet, Witte de With, Center for Contemporary Arts, Rotterdam, Pays-Bas

4 octobre 2017 – 27 janvier 2018, MAAT – Museum of Art, Architecture and Technology, Lisbonne, Portugal

 

Entretien réalisé par Theresa Sigmund.

 

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