Notre entretien avec Patrick Mudekereza de l'espace artistique Picha et Ade Darmawan de l'initiative ruangrupa.
Ade Darmawan de l’initiative artistique ruangrupa à Jakarta et Patrick Mudekereza de l’association artistique Picha basée à Lubumbashi sont tous deux membres d’Arts Collaboratory. Cette plateforme rassemble plus de vingt organisations d’art internationales d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Moyen-Orient. Darmawan et Mudekereza nous font part des raisons de leur participation et de leurs expériences des différences et des similitudes au cours de cette collaboration.
C& : Pouvez-vous nous parler des conceptions, des objectifs et des pratiques de vos projets artistiques respectifs ?
Patrick Mudekereza : Picha est un projet qui rassemble un groupe bénévole d’artistes locaux et d’activistes culturels souhaitant communiquer avec le monde extérieur sur leur société selon leur propre vision. Cette double mission a donné lieu à la création d’une biennale (Rencontres Picha, Biennale de Lubumbashi, 4e édition en octobre 2015), et d’un centre d’art (ouvert en 2012). Nous travaillons autant avec des artistes locaux qu’avec des artistes internationaux. Ce qui nous tient le plus à cœur, c’est la possibilité de susciter un débat critique avec les Lushois (les habitants de Lubumbashi) au sujet de leur ville, de leur histoire et de leur environnement socio-économique. Nous considérons que l’art est un bon point de départ pour ce débat. Le projet Picha tourne autour de deux axes auxquels nous nous consacrons de concert avec notre partenaire sud-africain, le Visual Arts Network of South Africa. Les actions se déroulent d’une manière spécifique dans chaque contexte, mais nous échangeons de façon plus globale autour de nos méthodologies et recherches. En ce qui concerne l’axe de RDC, le projet Revolution Room englobe l’idée d’un espace public et d’archives autour des communautés de Lubumbashi, Fungurume et Moba. Trois artistes, Jean Katambayi, Patrick Kalala et Agxon Kakusa – originaires respectivement de ces trois villes – en explorent l’histoire et leurs dynamiques parfois contradictoires. Le second axe de nos échanges est une plateforme d’échange à faible coût avec d’autres centres d’art indépendants sous les auspices du Pan African Network of Independent Contemporaneity, connu sous l’acronyme PANIC.
Ade Darmawan : ruangrupa a été créé en 2000 par un groupe d’artistes à Jakarta. C’est une association à but non lucratif qui aspire à soutenir le progrès de l’art contemporain dans le contexte urbain au moyen d’expositions, festivals, laboratoires artistiques, ateliers, recherches et la publication d’une revue. De plus, ruangrupa soutient les arts visuels et les arts médiatiques critiques vis-à-vis de l’environnement urbain. Dans le cadre de la société urbaine, l’association met l’accent sur la mise à disposition d’un espace pour les œuvres vidéo et sur les nouveaux médias, d’une plateforme pour la fusion de la culture et de la technologie et sa relation à la société. Nous essayons de nous adresser à des publics plus larges à travers un ArtLab qui sert de plateforme collaborative aux artistes et groupes interdisciplinaires d’Indonésie et de l’étranger. L’accent est mis sur la mobilité et les collaborateurs mènent des recherches collectives. Ils travaillent ensemble pour produire des œuvres d’art sur divers médias, créant des interventions ainsi que des interactions avec le public.
C& : Vos deux espaces artistiques sont membres du Arts Collaboratory. Comment ce réseau a-t-il vu le jour et quels en sont ses objectifs principaux ?
PM : Arts Collaboratory est né du souhait de mettre en place des échanges entre trois donateurs néerlandais (Hivos, Doen et Mondriaan – ce dernier s’étant retiré depuis) qui souhaitaient prendre part au soutien d’initiatives du Sud organisées par les artistes. Cela a démarré sous la forme d’un réseau de bénéficiaires d’un seul et même donateur pour se transformer peu à peu en une communauté d’initiatives partageant des valeurs communes et échangeant leurs idées et leur savoir-faire, dans une tentative d’encourager des façons d’appréhender la création artistique, pour eux-mêmes dans un premier temps, puis pour d’autres plateformes existant.
AD : Dans le contexte de ces réseaux en développement, nous avions des préoccupations communes : des problèmes sociaux, de faibles moyens financiers, un manque d’infrastructures et un contexte politique instable. Le réseau est le résultat de nos efforts redoublés de s’attaquer à ces problèmes, de trouver des méthodes d’échanges et de partager le savoir et les expériences. Nous espérons aussi que la plateforme génèrera d’autres méthodes et approches qui pourraient enrichir notre pratique locale.
C& : Comment naviguez-vous au sein de ce système d’échanges ?
PM : Je dois avouer que ce n’est pas simple. Nous avons une réunion annuelle dans l’un des pays qui nous permet de nous rencontrer en personne et de se faire une meilleure idée de la réalité d’une scène culturelle différente de la nôtre. Les contextes sont très divers. Outre le poids de l’histoire et du contexte socio-économique, nous n’avons pas la même notion de l’organisation et une société civile donnée ne fonctionne pas comme une autre. Mais c’est justement cette diversité qui fait la richesse d’un réseau. La rencontre avec la scène artistique indépendante en Colombie, son engagement social et sa façon de gérer l’autorité légitimiste du Nord et de faire beaucoup avec peu a constitué une expérience très enrichissante pour moi. De la même manière, l’horizontalité des structures indonésiennes peut soulever des questions sur nos initiatives en Afrique. Le défi auquel nous sommes toujours confrontés est celui des échanges porteurs de réels contenus et de projets concrets. C’est ce à quoi nous travaillons actuellement de trois façons : Minga-Utopia (sur le concept de l’utopie), Arts Schoolaboratory (éducation alternative qui relance la question de la notion complète de hiérarchie) et un festival d’art vidéo.
C& : Que signifie la pratique collaborative à vos yeux ?
AD : La pratique collaborative consiste à partager des connaissances, des expériences, de la puissance et de la maîtrise. Donner l’opportunité de nourrir des idées et des pratiques entre différents types de personnes et d’organisations. Dans le cadre des arts indonésiens contemporains, la pratique collaborative est aussi un mécanisme de survie. Elle permet à des organisations d’art indépendantes de trouver une formule pour produire et promouvoir des œuvres d’art alternatives.
PM : Il fut un temps où je pensais aux pratiques collaboratives en termes de boire une bière ensemble et de changer le monde le temps d’une conversation. Aujourd’hui je pense plus à la nécessité de trouver des points d’intersections idéologiques. Pour transformer la conviction (boire une bière) en actions (créer une exposition, publier un livre), il faut partager ce qu’Elvira Dyangani Ose, empruntant l’expression à J. F. Lyotard, appelle l’« enthousiasme ». C’est ce que j’entends par « pratique collaborative ».
C& : Pourriez-vous nous en dire plus sur votre approche de l’éducation artistique expérimentale ? Comment se traduit-elle dans votre travail ?
AD : En Indonésie, l’éducation artistique a toujours été expérimentale. Nous n’avons jamais eu de système propre, comparable aux pays occidentaux ou de l’Est asiatique tel le Japon ou la Corée du Sud. Il n’y a pas de réel canon des arts en Indonésie, pas de musées, de galeries établies ou autres organisations qui auraient influencé l’art contemporain à une grande échelle. Cette situation a mené à des conditions chaotiques, auxquelles les étudiants ont dû faire face. ruangrupa a crée plusieurs programmes qui essaient de combler cette lacune laissée par les autorités. Un exemple est notre Atelier d’art critique et de commissariat qui se tient chaque année.
PM : Je pense aussi que l’éducation artistique ne peut qu’être expérimentale, en particulier dans les contextes qui sont les nôtres. Au Congo, neuf professeurs sur dix ont obtenu leurs doctorats en Europe, principalement en Belgique. Cette extraversion de la production de la pensée ne fournit pas la sensibilité nécessaire. Il nous faut trouver des moyens.
C& : Dans le monde de l’art, il y a de plus en plus de connexions Sud-Sud tangibles. Pourquoi pensez-vous qu’il en est ainsi ?
AD : Pour plusieurs raisons. Peut-être principalement parce que c’est une question de problèmes. Il est très probable de trouver des problèmes similaires dans plus d’un pays du Sud. Le plus souvent, cela suscite une empathie immédiate et un dialogue autour de ces expériences diverses.
PM : Tout à coup, la compréhension mutuelle a été facilitée et les gens ont un désir commun de penser par eux-mêmes sans avoir besoin de légitimer leurs idées et leur esthétique en ayant recours à l’histoire de l’art occidental qui a parfois la prétention d’avoir une validité globale.
C& : Si vous aviez l’opportunité de dessiner une carte imaginaire représentant les liens Sud-Sud, quelle forme prendrait-elle ?
PM : Avec PANIC, nous avons dressé une carte d’Afrique et des échanges entre les espaces indépendants. Malheureusement, nous y avons introduit le paramètre financier. Il en a résulté de nombreuses flèches pointant vers le nord. Telle est la triste réalité. C’est également politique. Nous allons repenser cette carte. Ce serait mieux si elle était plus « imaginaire ». Ce serait plus utile que de s’arrêter à cette conclusion.
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Propos recueillis par Aïcha Diallo
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