Pour la Biennale de Casablanca, l’artiste explore des propositions du féminisme en tant qu’outils d’émancipation et du mieux vivre-ensemble.
Contemporary And : Votre dispositif artistique prévu pour la BIC (Biennale Internationale de Casablanca) utilise une technique (le Lip sync) et une scénographie (bois de palette) particulières. Expliquez-nous ces choix médiumniques.
BG : Je me suis inspiré·e de la pratique des drag-queens. Le « Lip sync » est une technique dérivée du play-back, destinée à donner l’apparence d’une synchronisation des lèvres avec des paroles. Le projet « Lip sync de la pensée » réactive les discours de chercheur·se·s qui travaillent à l’intersection des études féministes et décoloniales telles qu’Asma Lamrabet, Françoise Vergès ou Elsa Dorlin. La pratique du lip sync s’accompagne d’une incarnation totale du référent, par les vêtements, la coiffure, voire les mimiques. La forme théâtrale permet de repenser la force d’évocation en favorisant la transmission directe face au public. « Lip Sync de la pensée » est un outil décomplexé pour mettre en lumière une pluralité de pensées.
Dans mon processus plastique, l’imitation est un outil de travail, ainsi que la scène en bois de palette qui mime les scènes traditionnelles. Elle fait écho aux estrades de fortune et aux palettes entassées lors de manifestations. C’est un matériau d’urgence et disponible. Il s’agit aussi de détourner la première fonction des palettes – celle de transporter des marchandises –, elles deviennent alors un support pour faire voyager des pensées.
Pour la biennale, j’ai choisi de diffuser une captation vidéo réalisée en bord de mer à La Réunion. La mer est le premier accès vers l’île, et elle est ici chargée d’histoires coloniales et capitalistes. Comme une palette échouée, il s’agit de se questionner sur la navigation des pensées d’un territoire à un autre et sur ce que cela fabrique ou déconstruit.
C& : Vous vous impliquez depuis quelques temps dans des biennales africaines hébergées par des pays musulmans (Mali, Maroc). Est-ce que cela infléchit votre pratique ?
BG : Bien que je vienne d’une île dominée par le catholicisme, la religion musulmane est présente dans notre culture. Et au-delà, la composition des identités sur le continent africain trouve des similarités avec les identités réunionnaises ; je ne suis donc pas totalement dépaysé·e. En revanche, en arrivant au Mali par exemple, je mesure le privilège dont je bénéficie en tant que touriste. Je suis une personne blanche à Bamako. Ce sont des rapports qui questionnent mon travail plastique : comment le processus de racisation se module selon les territoires ?
La Biennale de Casablanca était l’occasion pour moi de m’intéresser de plus près au féminisme islamique grâce aux contenus d’Asma Lamrabet. Ma proposition de performance s’est étoffée pour me permettre d’explorer la diversité des féminismes et de leurs modèles. Toutefois l’aspect juridique m’interroge, notamment au Maroc : la loi ne protège pas les personnes LGBTQI+. Pire, elle « encourage les lynchages » pour reprendre les mots d’Abdallah Taïa. Je ne sais pas comment sera perçu mon travail de recherche, mais l’adelphité me pousse à le présenter.
C&: Que signifie pour vous le concept de diaspora ? Est-ce que vous vous en revendiquez ?
BG : Classiquement, une diaspora concerne la dispersion d’une communauté à travers le monde. De mon côté, j’ai l’impression d’être en permanence dans une forme de déplacement. Pour le contextualiser, le peuplement de l’île s’est largement effectué durant la traite des Noirs : la commercialisation de personnes esclavagisées déplacées de force par bateau par des colons français jusqu’à La Réunion. Il s’agissait d’abord d’une majorité de personnes malgaches et africaines du Sud-Est, mais aussi comoriennes et mahoraises pour l’exploitation des terres agricoles (café, épices, canne à sucre).
Durant la période de l’engagisme, il y a eu l’arrivée des indiens tamouls (Malabar) qui ont été la main-d’œuvre des anciens propriétaires d’esclaves pour perpétuer cette exploitation des ressources. Les Indiens musulmans (Zarab) et les Chinois ont prospéré dans le commerce. Puis avec la départementalisation, ce sont principalement des fonctionnaires d’État, des Français de l’Hexagone (Zorey) qui s’ajoutent au peuplement. Le résultat de ces déplacements compose les différents héritages sociaux et économiques de la population.
Ces déplacements se poursuivent lors de l’expropriation de familles réunionnaises afin de favoriser la gentrification de zones dites touristiques ; mais aussi avec une politique de « l’avenir est ailleurs, mais surtout pas à La Réunion » alors que de nouveaux Zorey s’y installent.
Concernant la Diaspora LGBTQI+, l’oppression LGBTQIphobe, le manque d’espace et de visibilité pour la communauté imposent de quitter l’île – le plus souvent pour aller vers l’Hexagone –, pour ce qui concerne les plus privilégiés. Sans oublier toutes ces personnes LGBTQI+ exclues de leurs familles.
C& : Que veut dire être artiste pour vous ?
BG: Il me semble que la figure de l’artiste plasticien·ne contemporain·e est brouillée par l’Occident et ses écoles d’art. De mon expérience d’ancien·ne étudiant·e de l’école d’art de La Réunion, je me suis rendu compte qu’il fallait avoir des références d’artistes validées par des institutions, des références totalement exogènes. J’ai souvent le sentiment qu’il faut se blanchir pour se revendiquer artiste plasticien·ne, que ma culture devrait être exclue de ma pratique.
Mais qui dispose de l’autorité pour valider le statut d’artiste plasticien·ne ? Et cette validation est-elle nécessaire ? Il me semble qu’il n’y a pas de définition universelle, mais que celle-ci est variable en fonction des cultures.
Je pense que l’artiste plasticien·ne est celui·celle qui réalise des formes plastiques, offre un regard, une expérience.
La 5ème Biennale Internationale de Casablanca se déroule en deux temps, avec des expositions et des animations du 17 novembre au 17 décembre 2022 et du 9 février au 11 mars 2023.
Brandon Gercara est un·e artiste plasticien·ne/chercheur·se, militant·e décolonial·e, non binaire, homosexuel·le, queer, zoréol·e réunionnais·e et animiste.
Syham Weigant est un critique d’art marocain.
HISTOIRES D'EXPOSITIONS
Une expérience multiforme des Letters to my Childhood d'Immy Mali présentée en six chapitres.
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