Bowie en Afrique

17 February 2016
Magazine C& Magazine
8 min de lecture
Au milieu des années 1990, alors que sa carrière musicale est en hibernation, David Bowie travaille comme critique d’art et couvre même le premier événement artistique postapartheid d’Afrique du Sud.
<span style="font-weight: 400;">La pochette de l’album studio de David Bowie de 1977, </span><span style="font-weight: 400;">“Heroes”</span><span style="font-weight: 400;">, est une référence fameuse à une œuvre du peintre autrichien Egon Schiele, dont le musicien pop devait jouer le rôle dans un projet de film de David Hemmings. Le film biographique ne vit jamais le jour, mais la pochette de l’album de Bowie est restée un classique de l’esthétique pop de la fin du XX</span><span style="font-weight: 400;">e</span><span style="font-weight: 400;"> siècle. Les visites de Bowie au Kenya de cette période culte ont été, quant à elles, bien moins commentées, des rencontres qui, marquées par son </span><span style="font-weight: 400;">white privilege</span><span style="font-weight: 400;"> de patricien, influenceront sa carrière future de peintre et critique d’art. </span>
<span style="font-weight: 400;">En octobre 1977, peu après son apparition dans </span><span style="font-weight: 400;">Just a Gigolo</span><span style="font-weight: 400;">, le film très diffamé de Hemmings situé dans les années 1920 à Berlin, Bowie s’envola pour le Kenya avec son fils Zowie. Ils séjournèrent à Treetops, un lodge d’observation de la faune dans le parc national des Aberdares. Sur la requête de Médecins Sans Frontières, Bowie visita aussi un « campement massaï » dans l’Ouest du Kenya où il but du « sang et du lait tiré d’une vache par un membre de la tribu ».</span>
<span style="font-weight: 400;">Près de vingt ans plus tard, Bowie écrivit dans </span><span style="font-weight: 400;">Modern Painters</span><span style="font-weight: 400;"> – la revue d’art anglaise sélect fondée en 1987 par le critique d’art Peter Fuller –, se rappelant son enthousiasme pour l’art du continent né d’une série de gravures qu’il avait achetées à Nairobi et qui représentaient l’esprit de l’eau Mami Wata. Oui, Bowie a écrit des critiques d’art, dont certaines traitaient spécifiquement des premières formulations de l’art contemporain africain, en particulier lorsqu’il a pris forme à Johannesburg en 1995.</span>

</a> A fake Zairian stamp set depicting Bowie and other well known musicians.</figure>
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</span><span style="font-weight: 400;">Sur le plan musical, l’année 1995 fut une année particulière pour Bowie. Alors âgé de 48 ans, le musicien sortit son album concept </span><i><span style="font-weight: 400;">Outside</span></i><span style="font-weight: 400;"> au style ronflant, qui évoquait l’expérimentation de sa trilogie berlinoise du milieu des années 1970. Mais à d’autres égards, Bowie – qui avait étudié l’art, la musique et le design dans une école de garçons d’une banlieue de Londres – foulait de nouvelles terres, à la fois en qualité de peintre et de critique. Sa critique de cinq pages de la première Biennale de Johannesburg dans l’édition de </span><i><span style="font-weight: 400;">Modern Painters</span></i><span style="font-weight: 400;"> de l’été 1995 en est un exemple emblématique. L’article somptueusement illustré offre un portrait fascinant de la rencontre du fougueux performer avec des artistes du continent dans l’Afrique du Sud fraîchement démocratique.</span>
<span style="font-weight: 400;">Bien que membre du comité de rédaction de </span><i><span style="font-weight: 400;">Modern Painters</span></i><span style="font-weight: 400;"> et contributeur régulier de la revue – avec l’article offert par Bowie « What makes Basquiat’s work so powerful is his transcendence of the black-white posturing and the truly dignified indifference of the existentialist » (« Ce qui rend le travail de Basquiat si puissant, c’est sa transcendance de la pose black-blanc et l’indifférence véritablement digne de l’existentialiste ») – Bowie ne s’était pas rendu en Afrique du Sud pour des raisons strictement journalistiques. </span><i><span style="font-weight: 400;">American Vogue</span></i><span style="font-weight: 400;"> avait invité la pop star et sa femme top-modèle Iman Abdulmajid à faire une apparition dans la revue de mode dirigée par la virtuose du style Grace Coddington et à être photographié par l’Américain Bruce Weber. La séance de photos sur une plage du Cap prévoyait l’apparition de Bowie habillé avec ses propres vêtements et de sa femme, épousée trois ans plus tôt.</span>
Lors de leur séjour en Afrique du Sud, le couple de stars fréquenta les membres de la famille royale, rencontrèrent la chanteuse Miriam Makeba et le leader religieux et activiste Desmond Tutu. La critique de Bowie de la Biennale de Johannesburg est illustrée par une photographie de lui portant ce qui fut probablement le costume le moins élégant jamais porté lors d’une rencontre avec Nelson Mandela. Mais ceci relève de l’anecdote.
<span style="font-weight: 400;">Le style en prose de Bowie critique d’art est à la fois lyrique et fantasque, mais fait aussi preuve d’une accessibilité éhontée. « L’art n’est plus élitiste », déclare-t-il au </span><i><span style="font-weight: 400;">Times</span></i><span style="font-weight: 400;"> à Londres en 1997, tandis qu’il échafaude des plans pour lancer sa publication d’art </span><i><span style="font-weight: 400;">21</span></i><span style="font-weight: 400;">. « Nous voulons faire en sorte que l’écrit continue à rester accessible, que le même nombre de personnes qui vont à des concerts de rock aillent dans les musées et les galeries. » Sa critique d’art ne fait que confirmer ce credo.</span>
« Les plaintes et dissensions forment une couche épaisse de sédiments », note Bowie au sujet de la scène d’Afrique du Sud, « l’air est épaissi par l’hostilité et le caprice, et sous cette pesante chape d’intentions personnelles et impersonnelles se trouve l’artiste. » Plutôt que de témoigner de ces rancœurs, Bowie convoque dans sa critique l’extase ressentie en vaguant à travers la Biennale. « Plus je déambule, plus des frissons courent sur ma peau ; mon plaisir est augmenté d’instant en instant par la pure exaltation à l’idée de prendre part à ce travail talentueux et cette communication limpide. Les couleurs et le sérieux de la déclaration d’intention sont étourdissants. Ce sont de véritables secousses pour l’esprit, tout aussi émouvantes que les créations artistiques majeures déjà vues, que ce soit à l’Est, à l’Ouest, ou au milieu, et ce, depuis bien des années. »
Capable d’être patiemment à l’écoute – et non pas uniquement d’avoir une opinion – il cite longuement dans sa critique les divers artistes qu’il rencontre à Johannesburg, dont Kay Hassan, qui y réside. Présenté l’année dernière à la Biennale de Venise 2015 dans « All the World’s Futures » d’Okwui Enwezor, il avait déclaré : « Je ne comprends pas la nécessité de la Biennale, je ne veux donc pas y participer. » L’artiste angolais António Ole, curateur l’an dernier du Pavillon national de l’Angola à Venise, au sujet de sa lassitude à l’égard de l’Afrique du Sud : « Ici, en Afrique du Sud, il semble qu’ils soient aux prises avec des problèmes d’identité auxquels nous avons dû faire face il y a vingt ans de cela en Angola. Je perds patience. Je comprends les problèmes ici, mais la communauté artistique est si petite que tout se transforme en crise et que c’est la gestion de la crise qui prend le dessus, et non pas le travail. »
<span style="font-weight: 400;">C’est sans doute la stature de Bowie qui lui permit de gagner la confiance de tant d’artistes, dont le peintre néo-expressionniste Beezy Bailey, dont il est rapporté qu’il se serait senti « amer à l’égard de l’</span><span style="font-weight: 400;">affirmative action</span><span style="font-weight: 400;"> dans les arts visuels ». Mais les jérémiades de l’artiste ont laissé Bowie de marbre. « J’ai du mal à croire cela, vu que je vois très peu de signes de situations de blancs pauvres vivant dans des mansardes misérables réduits au pain et à l’eau en Afrique du Sud », nota-t-il. La rencontre de Bowie avec Bailey eut lieu au Cap, une ville dont il fut ravi de fuir les « palissades blanches » et les « collines verdoyantes » pour se rendre à Joburg.</span>
<span style="font-weight: 400;">« Joburg est un cauchemar urbain », écrivit Bowie à propos de la ville d’Afrique du Sud accueillant le premier événement artistique postapartheid. « D’une brutalité digne de </span><span style="font-weight: 400;">Blade Runner</span><span style="font-weight: 400;"> avec ses rues hostiles, grouillantes de monde, totalement excitante. » Cette excitation aura un impact sur son appréciation de l’art qu’il y découvrit.</span>

A signed David Bowie exhibition poster for his New Afro-Pagan And Work 1975-1995 at at The Gallery in Cork Street, London, 1995 Avec élégance, Bowie écrit une apologie enthousiaste du city boy William Kentridge, à l’époque encore une perle rare locale, et non pas le produit d’exportation de première catégorie qu’il est devenu aujourd’hui. Bowie décrivit la collaboration de Kentridge avec Doris Bloom, un artiste danois né en Afrique du Sud, comme le « point culminant » de sa visite. Mais tout n’est pas que ravissement : « […] Certains filets de cette petite communauté artistique vont pêcher temporairement dans le New York des années 1980. » L’habitude perdure. Les coups de cœur de Bowie ne se limitèrent pas à du baratin critique. Il fut particulièrement saisi par l’art du sculpteur béninois Romuald Hazoumè, dont Bowie acheta trois pièces des « assemblages à l’incroyable énergie Picassironic [sic] ». Il souhaitait aussi acheter l’une des peintures ironiques du peintre « appropriationniste » Wayne Barker, inspirées des cuillères à cocktail Zulu Lulu. « Déjà vendu », dit Barker à Bowie. Barker avait organisé avec succès la fameuse exposition off « The Laager », constituée d’un cercle de quatorze containers disposés de face et présentant des œuvres de Barker, Barend de Wet et Malcolm Payne, entre autres. Bowie décrivit les exposants comme « une bande d’artistes au talent sauvage, jeunes, en majorité blancs, qui traitaient de la Chose sud-africaine ». À son retour à Londres, Bowie convainquit son ami marchand d’art Bernard Jacobson (avec qui il avait lancé sa publication d’art 21 en 1998) d’organiser une exposition de nouvel art sud-africain. Intitulée « Mayibuye i Africa » et tenue fin 1995, elle incluait des œuvres de Kentridge, des sculpteurs Willie Bester, Norman Catherine et Kendell Geers, et des peintures de Penny Siopis, tous les artistes de la Goodman Gallery. Bowie aurait souri de cela. Sa critique fit remarquer à quel point une grande partie de ce qui était venu d’Afrique en passant à travers l’Europe et les États-Unis était passée par un conduit étroit : « Plutôt que de risquer les aléas d’un voyage et d’une découverte individuelle, de nombreuses collections africaines modernes majeures ont été achetées presque dans leur intégralité par Goodman, même parfois par simple e-mail. » Bowie acheta des œuvres de Catherine. « Je garde mes petites Catherine en bois partout dans la maison », a-t-il révélé dans la préface de la monographie consacrée à Catherine 2000. « Il occupe le même espace dans l’art sud-africain que les épaules d’Eduardo Paolozzi dans l’art britannique. Rebelle et juste « outsider ». Donc, bien entendu, je l’adore. » Bowie a aussi acheté des peintures de Siopis et El Hadji Sy, ce dernier raconta plus tard à quel point il en avait été heureux, car il avait acheté la musique de Bowie pendant des années. Siopis était aussi une grande fan. « À l’époque, on m’a dit qu’il a acheté ma peinture pour Iman qui était très “impressionnée” par elle », déclara l’artiste qui ne rencontra jamais le performer en personne. Siopis, qui a récemment reçu le prix Helgaard Steyn pour son diptyque d’encre et de colle de 2011, Swarm, adorait la musique de Bowie du début des années 1970, « surtout Ziggy Stardust que j’ai écouté et réécouté pendant que je peignais ». Elle l’associe encore avec les opinions politiques étudiantes radicales de l’époque, mais pense que son influence sur les étudiants en art est exagérée, tout au moins en Afrique du Sud. « Certains étudiants en art en étaient dingues, mais c’était les étudiants en philosophie qui étaient réellement accros, d’après mes souvenirs. » Sean O’Toole est écrivain et co-éditeur deCityScapes, une revue critique sur les enquêtes urbaines. Il vit au Cap en Afrique du Sud.
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