Rencontres de Bamako 2015

Penser la photo comme un sculpteur

Le photographe Steeve Bauras, né en Martinique, montre ses travaux récents aux Rencontres de Bamako. Il parle de sa formation de sculpteur et raconte comment les adeptes du skateboard l'ont aidé à comprendre la ville.

Penser la photo comme un sculpteur

Steeve Bauras, 3K P, 2013. Courtesy Steeve Bauras

 

C& : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours artistique. Comment avez-vous débuté ?

Steeve Bauras : J’ai tout d’abord décidé de voyager, ce qui m’a amené à poursuivre mes études à l’ENSBA (École nationale supérieure des beaux-arts de Paris), que j’avais commencées en Martinique. Outre le côté prestigieux de l’établissement, ce lieu a été sans aucun doute un outil majeur pour la suite. J’ai rencontré Emmanuel Saulnier avec qui je me suis lié d’amitié et dans l’atelier de sculpture duquel gravitait un groupe d’artistes : Elise Vandewalle, Jean-Baptiste Mognetti, Andres Ramirez, François Bianco, Anne-Charlotte Yver… Des artistes que je vois toujours, avec lesquels avec je collabore, j’échange et expose encore aujourd’hui, et qui ont influé sur l’évolution de mon travail. Ce groupe est un refuge, une source de calme et de stabilité que j’essaye de conserver malgré certaines difficultés.

C& : Pourquoi avez-vous fait de la photographie un moyen de communication  ? Travaillez-vous uniquement en numérique  ?

SB : La photographie est peut-être l’endroit où je suis le plus bavard, expansif, cherchant constamment la bonne tonalité. J’aime à questionner ce médium sur ses limites, son processus de monstration, sa validité, sous forme d’hypothèses développées avec mes objets photographiques comme dans la série de «  Zugzwang  » (terme allemand emprunté aux échecs signifiants  : au pied du mur)Ce terme résume un idéal, qui serait la possibilité de ne pas jouer le coup suivant par peur de dégrader sa position. Au sein du travail, ce mot résume bien l’état dans lequel je peux me retrouver avant tout nouveau projet, entre excitation et énorme frayeur. Il faut peut-être mettre aussi en perspective le fait que je sois photographe dans un atelier de sculpture, ce qui a été le cas lors de mes études et qui se prolonge sûrement dans mon travail actuel. Le travail se fait principalement en numérique, en essayant de résister à cette boulimie d’images que procure ce mode d’enregistrement. Les images ne font l’objet d’aucune postproduction, la volonté étant de proposer une écriture possible et juste du réel capté.

Steeve Bauras, Zugzwang no.3, 2011. Courtesy of the artist

Steeve Bauras, Zugzwang no.3, 2011. Courtesy Steeve Bauras

C& : Avez-vous des modèles en la matière, le travail de certains photographes africains vous inspire-t-il ?

SB  : Je découvre petit à petit les photographes du continent africain, mais il est certain que j’ai quelques lacunes. Je visualise très bien le travail de Goldblatt – certains diront que ce n’est pas étonnant -, de même que les portraits de James Barnor, Samuel Fosso, enfin les grands noms comme vous pouvez le constater. Ensuite concernant ceux qui ont nourri mon «  terrain  », nous pouvons citer  : Édouard Boubat, Don McCullin, Trent Parke, Helmut Newton, Walker Evans, David Allan Harvey et D. Egglestone, et, mis à part les photographes, également Per Kirkeby, Julian Schnabel, la photographie d’Andrei Tarkovski, le rapport au réel de Pasolini, les situations posées par Harold Pinter ou l’anti-héros chez Bukowski, le son questionné par la scène noise, la musique expérimentale. Je comprendrais si certains venaient à suspecter un name-dropping intempestif face à ce chapelet de références, mais cela peut permettre, je l’espère, de visualiser le parcours des projets avant leur «  mise en tension  » hors de l’atelier.

C& : Vous venez de participer à la 12ème Biennale de La Havane. Comment avez-vous perçu la Biennale et la ville en termes de contexte culturel/artistique ? 

SB  : Ma participation à cette 12ème Biennale de la Havane a été une grande surprise et un honneur. En ce qui concerne la Biennale, les convictions sont bel et bien là, l’enthousiasme est véritablement palpable et les artistes sont très réactifs, ce qui ne pouvait donner qu’un excellent cocktail. La population y est pour beaucoup dans cette énergie où l’on a l’impression que tout problème n’en est pas véritablement un en fin de compte. Cette année a vu la première édition de la Biennale intégrée à  la ville, qui a suscité une sensibilisation et une interaction certaines.

Cette ville vous stimule perpétuellement, mais il faut à mon avis du temps avant de la saisir tant la sensation d’être immergé dans une grande carte postale est forte. Il est clair que la vie culturelle et artistique est bouillonnante et ouvre un champ du possible assez vaste. Ma vision du contexte reste tout de même très réduite car le séjour fut court, focalisé sur le projet à présenter, j’ai donc eu très peu de temps d’explorer véritablement cette ville et ce pays.

Steeve Bauras, My Dears, 2015. Courtesy of the artist

Steeve Bauras, My Dears, 2015. Courtesy Steeve Bauras

C&  : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre installation intitulée «  3K  » que vous avez présentée à Dakar en  2013  ? À la Havane, vous avez mis en interaction différents médias, tels que la vidéo, la photographie et une rampe de skateboard sur laquelle des skateurs étaient invités à glisser…

SB  : Le projet 3K s’adosse au réel et par son discours extrêmement frontal le percute délibérément. La volonté ici est d’amorcer une réflexion sur le racisme intracommunautaire. Il y a aussi cette volonté récurrente d’ancrer ce projet et donc le discours qu’il propage, non seulement formellement mais aussi économiquement, socialement. Oui, 3K signifie Ku Klux Klan, mais ce travail ne parle pas uniquement du KKK, il souhaite avant tout se concentrer sur le caractère hypnotique de ces idéologies extrêmes qui fluctuent selon les époques mais gardent tout leur sens. Dans la vidéo 3K, qui oscille entre une courte scène du film Shock corridor de Samuel Fuller, réalisé en 1963, et des images captées à ras de skate dans la ville (Dakar, La Havane), ces dernières apparaissent comme le terrain de chasse d’un discours dont les skates sont les vecteurs et la population les cibles. La rampe de skate (qui n’est pas systématiquement présente) amplifie la nature cyclique de ces structures de pensées et ne peut être activée que par les skateurs. Ce projet dans sa globalité est un prolongement de mon travail photographique, une image proposée, soumise à la critique, sollicitant l’échange.

C& : Et pourquoi présentez-vous des skateurs  ? 

SB  : Les skateurs me permettent d’appréhender les villes explorées avec une certaine fluidité. Je me procure grâce à eux un panorama des lieux. Les images recueillies grâce à ces «  silhouettes  » (les skateurs), amènent progressivement le projet vers de nouvelles trajectoires, de nouveaux possibles. Leur collaboration permet une véritable insertion dans un réel qui peut m’échapper parfois par son rythme, sa densité. Comme l’a très bien formulé Jean-Baptiste Mognetti dans son texte « Sofa Grunge » publié à la revue Laura  : «  Le «  cool » de la glisse urbaine devient le véhicule d’un message hypnotique…  ».

C& : Vous donnez l’impression de n’utiliser que du noir et blanc dont l’impact est très important. Vous semblez également lier le noir et blanc à l’espace urbain public. Est-ce, pour vous, important  ? Et pourriez-vous décrire votre pratique artistique comme politique  ? 

SB  : Concernant le projet 3K et particulièrement dans la vidéo, le noir et blanc est accentué, saturé. La vidéo se rapproche du terrain de jeu dans ma pratique, m’autorisant certaines libertés photographiques. Elle fonctionne telle une respiration, un souffle, dans ma photo. Ici, le noir et blanc qui est saturé au possible, a la volonté de diminuer toute identification des personnages et peut se révéler comme récipient en attente de couleurs, car paradoxalement ici le but de ce projet n’est pas de parler uniquement du racisme noir/blanc mais bien du racisme intracommunautaire dû à l’absurdité de la situation  : un noir faisant l’apologie du Ku Klux Klan. Ce travail convoque donc toute personne qui déambule dans nos sociétés contemporaines, pouvant être séduite et donc devenir une cible potentielle de ces idéologies aux ressorts identiques mais polymorphes. Je n’estime pas développer une pratique politique, elle fonctionne tel un avertissement, elle pointe certaines choses et soumet un objet.

C& : Pouvez-vous rapidement nous en dire un peu plus sur votre participation aux Rencontres de Bamako de cette année  ? 

SB  : Concernant Bamako, une variation du projet 3K sera proposée. Il fait partie de la sélection vidéo, ce qui signifie que le dispositif sera plus léger en termes de logistique et de production mais conservera une certaine «  polyphonie visuelle  ».

Steeve Bauras participe à la dixième édition des Rencontres de Bamako – Biennale africaine de la photographie.

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Propos recueillis par Aïcha Diallo

  

 

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