Artistes contemporaines

Dans l’iris de Lucy

Depuis le 7 juillet, et ce jusqu’au 15 décembre 2016, vingt-cinq artistes africaines investissent les trois étages que compte le musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart (Haute-Vienne). Il s’agit de la deuxième étape de cette exposition imaginée par Orlando Britto.

Dans l’iris de Lucy

Fatima Mazmouz, Super Oum, 2012. Installation, tissu découpé, dimensions variables. Courtesy de l'artiste et Galerie Fatma Jellal, Casablanca

By Dagara Dakin

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La fameuse Lucy à laquelle se réfère le titre de l’exposition n’est autre que celle dont le squelette, découvert en 1974 en Éthiopie par une équipe d’anthropologues, fut longtemps considérée comme l’ancêtre de l’humanité. Ainsi nommée parce qu’à cette époque le tube rock psychédélique des Beatles «  Lucy in the sky with diamonds  » tournait en boucle sur les ondes radio, elle sera rebaptisée Dinknesh par les Éthiopiens, ce qui signifie «  Tu es merveilleuse  ».

Il faut voir dans cette référence un hommage à la fois au continent africain –  site de la découverte et point de départ de la proposition  – et aux femmes artistes africaines. L’exposition explore ainsi différentes facettes de l’art contemporain issu du continent, mais vu uniquement au travers d’une quarantaine de propositions d’artistes femmes vivant en Afrique ou appartenant à ce que l’on nomme la diaspora.

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Installation View Zoulikha Bouabdellah, Kapwani Kiwanga and Otobong Nkanga. L'iris de Lucy, 2016. Courtesy of Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart

Vue d’expo Zoulikha Bouabdellah, Kapwani Kiwanga et Otobong Nkanga. L’iris de Lucy, 2016. Courtesy du Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart

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Si les œuvres placées au début du parcours font directement référence au thème de la découverte archéologique ou au personnage de Lucy –  comme c’est le cas avec la série de photographies couleurs d’Aida Muluneh, l’installation d’Amina Zoubir ou encore la proposition de Berry Bickle  –, le spectateur est rapidement invité à oublier la référence à la mère de l’humanité pour élargir son horizon.

Les dessins intimistes de Pélagie Gbaguidi titrés Never forget the song sont disposés dans des vitrines basses et occupent le centre d’une salle sur les murs de laquelle sont accrochées les œuvres de Wangechi Mutu, Ghada Amer, Kapwani Kiwanga et Julie Mehretu.

Force et fragilité traversent l’ensemble de part en part. Ainsi, plus loin, les carcasses des navires échoués au large des côtes mauritaniennes sont les sujets des photographies de Zineb Sedira. Ses images donnent le ton pour la salle suivante. Dans cette dernière se trouve l’œuvre engagée de la sud-africaine Sue Williamson, ainsi que les broderies de soie de son homologue Billie Zangewa.

Sue Williamson s’intéresse aux problèmes sociaux que draine la société sud-africaine de l’ère postapartheid, comme la situation de honte et de rejet que connaissent les personnes atteintes du sida –  au travers de sa série From the Inside  – ou encore à la question des femmes engagées dans la lutte contre l’apartheid, que l’artiste met en lumière par le biais de portraits en noir et blanc dans sa série All our mothers.

Billie Zangewa, quant à elle, dans un registre qui emprunte plutôt à l’autobiographie, nous conte ses histoires d’amour impossible. Elle est le personnage principal de ses réalisations. Fleur de bitume longiligne au corps gracile, tantôt objet de désir tantôt maîtresse de la situation. L’amour côtoie la douleur. Sous-jacent à cela se tisse aussi la question d’une quête de soi. De l’amour il en est encore question dans le triptyque du couple Mwangi Hutter, une vidéo diffusée sur trois écrans et dont le sujet pourrait être compris comme une réflexion sur la solitude et le couple.

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Safaa Erruas, Invisibles, 2011. Installation, cut photos and cotton threads, different sizes. Courtesy of collection CulturesInterface, Casablanca

Safaa Erruas, Invisibles, 2011. Installation, photographies découpées et fils de coton, dimensions variables. Courtesy de la collection CulturesInterface, Casablanca

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Ailleurs, les propositions de Fatima Mazmouz, une vidéo, une série de photographies ainsi qu’une installation, déclinent le personnage de super héroïne «  Super Oum  » –  sorte d’alter égo de l’artiste  – dont elle se sert pour appréhender le thème de la condition féminine, mais sous l’angle de la dérision.

L’œuvre de Zoulikha Bouabdellah, une sculpture en forme d’architectures religieuses donne forme à ses interrogations sur les religions. L’ombre projetée de la sculpture dessine au sol une araignée, laquelle, tout en se référant à la célèbre sculpture de Louise Bourgeois, renvoie à l’idée d’une menace sous-jacente.

Nous gardons en mémoire les propositions moins connues de plusieurs artistes, telles que la vidéo intitulée The purple artificial forest d’Amal Kenawy, film d’animation jouant sur le registre de la mise en abîme de motifs qui se succèdent à l’écran, un peu comme dans un rêve où le merveilleux et l’angoisse se côtoient. Nous restons songeur devant la très délicate installation de la Marocaine Safaa Erruas, sorte de banc de méduses en coton suspendu –  dans l’une des dernières salles du musée  – avec ses multiples yeux détourés qui intriguent par l’effet que l’ensemble produit.

De même, il est impossible de rester impassible devant la vidéo de Myriam Mihindou qui nous fait craindre qu’elle ne se coupe avec ces bris de verre au milieu desquels elle tente de réaliser des petits paquets. Il en ressort une sensation qui dit l’ambiguïté de notre rapport au plaisir et à la douleur que traduit assez justement la formule de  Chateaubriand : « Un charme est au fond des souffrances comme une douleur au fond des plaisirs. » (Citation extraits de « Pensées, réflexions et maximes », (1848))

Voir le monde au travers de l’iris de Lucy c’est, au final, le regarder à travers les yeux d’artistes contemporaines. Aussi, une fois passée la dimension de l’hommage rendu aux femmes artistes du continent se pose la question du pourquoi de l’exclusivité féminine. Ceci d’autant plus que si l’on se réfère aux expositions antérieures reposant sur ce même principe, on constate que le thème du féminisme a jusque-là justifié ce parti pris. Ce fut le cas notamment avec l’exposition «  Where we’re at  !  » placée sous la direction artistique de Christine Eyene à Bozar (Bruxelles) en 2014 ou encore «  Body Talk  » de Koyo Kouoh un an plus tard au centre d’art contemporain Wiels, toujours dans la capitale européenne. Seule «  L’autre continent  », présentée actuellement au Muséum d’histoire naturelle du Havre, surfe sur le principe de l’hommage, à la différence près que le nombre d’artistes est beaucoup moindre.

Quoi qu’il en soit, «  L’Iris de Lucy  » est avant tout une belle occasion pour le public, peu au fait de la production des artistes femmes africaines, de se faire une idée de la variété et de la qualité de leurs réalisations, de même que de découvrir Rochechouart et son beau musée départemental d’Art contemporain.

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Basé à Paris, Dagara Dakin est diplômé en histoire de l’art, auteur, critique et commissaire d’exposition indépendant.

 

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