C& rencontre Nana Oforiatta Ayim

« C’est un exercice de storytelling, de mise au défi des discours dominants »

Nana Oforiatta Ayim nous parle de la perméabilité de l'espace et sa platforme culturelle ANO, au Ghana.

Ibrahim Mahama. Courtesy: ANO

Dans l’interview de C&, Nana Oforiatta-Ayim parle de la perméabilité des espaces et de sa plateforme culturelle ANO

C&: Dans votre travail polyphonique en vos qualités d’historienne de l’art, d’écrivaine, de réalisatrice de cinéma et de productrice culturelle, ainsi que dans les activités que vous avez entreprises en différents lieux de la planète, vous semblez outrepasser tout type de frontières. Comment définiriez-vous la notion de «  frontière/s  »  ?

NOA: Les frontières, ou plutôt ceux qui les créent ou les gardent, semblent nous donner l’illusion que, sans elles, nous sombrerions dans le chaos et le désordre, alors que je trouve justement que leur beauté réside dans leur caractère amorphe, fluide, mouvant. Je dis ça du point de vue d’une personne initiée, ayant eu le privilège de grandir comme une personne «  de nulle part  », de l’entre-deux, ce que, plus jeune, je considérais comme un désavantage. Lorsque vous grandissez en comprenant que la façon dont les autres vous définissent n’est pas forcément la vérité, ou que l’appartenance nationale n’a rien à voir avec ce que vous ressentez, ou avec la façon dont vous vous exprimez, vous commencez à comprendre aussi que les choses, les définitions qui vous séparent des autres sont aussi minces ou illusoires que les définitions que les autres vous attribuent et qui finissent par vous éloigner de vous-même.

C&: Votre court métrage Nowhere Else but Here présente un carnet de voyage accompagné de vos réflexions personnelles. Dans quelle mesure cela a-t-il un rapport avec la perméabilité des espaces, d’ici et là-bas, du temps, etc.  ?

NOA: J’aime cette description  : carnet de voyage. Le contenu du film est un voyage imprécis sur la route qui mène de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique de l’Est. À l’époque, je fuyais l’Europe, ses restrictions et ses complications, et n’avais pas d’idée précise quant à ce que j’allais trouver en chemin, ou où il prendrait fin. Je pense que le format du film, les associations et impressions informes et fragmentaires, se reflètent en quelque sorte dans l’aspect effréné de l’exécution. Même si ce voyage particulier était terminé, j’étais encore en route, au Sénégal, lorsque le film a été demandé pour une exposition au New Museum à New York. Je ne savais pas comment monter moi-même à l’époque, et avais très peu de temps pour trouver un monteur  ; j’ai juste trouvé un jeune étudiant, qui n’avait aucune idée du genre de film expérimental que je voulais réaliser, de sorte que c’était comme se heurter sans cesse à une porte close. Je me suis envolée pour New York 24 heures plus tard avec un montage très sommaire et ai enregistré une voix off à 2 h du matin dans le studio d’un monteur que j’avais rencontré dans une galerie le soir même et à qui je serai éternellement reconnaissante, puis l’ai projeté le lendemain. D’une certaine manière, la précarité du voyage et du processus reflète la perméabilité, ou le caractère éphémère dont il est question. En Europe, j’avais écrit, travaillé à un livre pendant des années, et comme ma vie là-bas, cela avait été un exercice de perfection, ou tout au moins une tentative de ne laisser personne voir au travers des fissures. Le voyage, et donc le film, était une libération de l’idée que tout doit être parfaitement contenu et maîtrisé, une autorisation de laisser les choses s’écouler et s’entremêler, quelle qu’en soit l’issue.

C&: Depuis 2002, vous avez créé la plateforme culturelle mobile ANO. Vous venez tout juste de la lancer dans des espaces physiques à Accra et Kibi. Dites-nous en plus sur ce projet et sa nouvelle base au Ghana. Quels sont vos objectifs  ?

NOA: Il est difficile de décrire ANO comme une entité unique. Je la considère avant tout comme un exercice de storytelling, de mise au défi des discours dominants à travers la culture, des publications, des films, des collaborations, des expositions, des performances, des ateliers. Son projet majeur du moment est l’Encyclopédie culturelle, une encyclopédie du continent en 54  volumes retraçant les trajectoires culturelles du passé jusqu’au présent, avec le premier tome dédié au Ghana, qui sortira l’été prochain. Sa situation dans les montagnes constitue presque une aventure utopique pour les éditeurs et contributeurs de l’encyclopédie venant de tout le continent, qui se réunissent pour se rencontrer et discuter et matérialiser leurs idées afin de faire avancer les choses, ainsi que pour les autres créateurs, intellectuels et collaborateurs.

C&: Avec ANO, vous souhaitez aussi promouvoir des jeunes artistes du Ghana et leur permettre de s’assumer. Dans quelle mesure et sous quelles formes  ? Pourriez-vous nous en citer deux ou trois et nous décrire leur travail  ?

NOA: J’ai travaillé étroitement avec un jeune artiste appelé Ibrahim Mahama, qui est incroyablement talentueux. Il va sur les marchés et achète des sacs de jute utilisés à l’origine comme sacs à cacao, mais reconvertis par les marchands de charbon, les transforme en installations puis retourne sur les marchés pour les installer aux endroits où il les a achetés. Son travail traite en grande partie du transfert de la valeur (des biens, mais aussi dans le domaine de l’art) et consiste à jeter un regard neuf sur notre environnement, déformant les choses familières. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, et aussi grâce à des conversations avec des professeurs à l’école d’art de là-bas, j’ai découvert que de nombreux artistes de talent s’orientaient vers le secteur bancaire ou la publicité car il n’existait pas de voies viables pour les artistes. Cela fait un certain temps que je travaille dans le domaine de l’art, j’ai donc réagi de façon très viscérale lorsqu’Ibrahim a voulu faire une exposition en recouvrant le musée de l’école d’art de toile de jute, mais n’a pas réussi à trouver les financements pour la réalisation. J’ai aussi voulu aider à la conceptualisation et l’organisation de l’évènement. J’ai alors accepté de collaborer avec lui, l’ai mis en contact avec des collectionneurs, ai écrit à son sujet à des institutions telles que la Tate et la Saatchi afin de lui tendre une perche à ce premier stade de sa carrière. Le monde de l’art, comme bien d’autres, est un dédale aux multiples gardiens qu’un artiste, et en particulier un artiste vivant et travaillant au Ghana, pourrait sillonner toute sa vie sans jamais réussir à subsister grâce à son travail. Je suis un peu lasse d’institutionnaliser ce genre de «  résidence  », car je n’apprécie ni n’ai jamais apprécié ce type de jeu de pouvoir particulier. L’idée de me voir comme approvisionneuse dont l’avis «  fait ou défait  » un artiste me déplaît fortement, car je n’adhère pas à cette notion de privilège. Et pourtant, il est indéniable qu’un e-mail envoyé par-ci, un coup de fil passé par-là, de la part de quelqu’un qui a déjà assis sa réputation par son travail, peut permettre à un artiste comme Ibrahim de voir son travail exposé dans des galeries et des musées à l’échelle internationale, d’avoir une résidence à Londres, de vendre et de bénéficier d’un revenu, de rester vivre au Ghana plutôt que de déménager à l’étranger, de ne pas compromettre sa vision. Mon impulsion est créative plus que curatoriale mais, en l’absence de curateurs, ou de galeries, et vu ce que j’ai à portée de main, comment ne pas faire mon possible pour aider, au moins jusqu’à ce que les infrastructures soient mises en place  ? C’est une ligne de conduite délicate, car en s’engageant, on perpétue les mécanismes des privilèges arbitraires que l’on déteste, et en ne s’engageant pas, ces mécanismes continuent d’exister, mais on en est –  nous et ceux qui nous ressemblent  – exclus en vertu de notre non-participation, et se trouve par conséquent exclu du débat. Un projet qui est peut-être plus passionnant dans ce sens est le projet The Portraits, qui regroupe des courts métrages d’artistes et de leurs démarches. De nombreux artistes font des installations et des expositions dans les rues, dans des entrepôts, mais si vous n’êtes pas là le jour où ils y sont, vous les manquez, et l’illusion d’une absence de créativité s’installe. Jusque-là, les portraits ont été réalisés par Ibrahim  ; par Serge Attukwei Clottey, qui travaille principalement en tant que sculpteur et avec un collectif, GoLokal, et s’est engagé dans des performances satiriques et critiques, et par Zohra Opoku, qui travaille avec des textures, des installations et la vidéo. Tous ces artistes étudient de nouvelles façons de voir ce qui est à portée de main, tant dans la forme que le contenu. Ce projet est une tentative de capturer, d’examiner certains de ces moments, certains courants, l’espace avant la mise en place d’une infrastructure  ; les possibilités de créer un nouveau langage seront-elles saisies et, le cas échéant, comment  ?

C&: Il existe un nombre croissant de réseaux intracontinentaux entre les artistes africains et de la diaspora, les producteurs culturels et les espaces. Comment situeriez-vous l’initiative ANO dans ce contexte  ?

NOA: Je ne suis pas sûre… peut-être est-ce à d’autres de se prononcer alors qu’il prend de l’ampleur  ? J’aime ce que fait Ibraaz, le forum critique sur la culture visuelle en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. J’aime ce que fait la Cinémathèque de Tanger en tant que centre cinématographique culturel au Maroc. L’une des missions d’ANO est de diffuser des films d’avant-garde du Sénégal, d’Éthiopie, de Thaïlande, du Japon, d’Iran, etc., ainsi que d’organiser des ateliers de cinéma. Ce que je trouve intéressant dans ce qui se passe actuellement, c’est que les choses sont en train de prendre forme et sont, pour le moment, très ouvertes et indéterminées. C’est une lutte, parce qu’il n’existe pas d’infrastructures, aucun soutien, mais c’est aussi à la fois très libérateur dans la mesure où il n’y a pas de structures dans lesquelles se sentir confiné.

C&: Pour finir  : que pensez-vous de l’intérêt actuel de créer une sorte de «  hype  » autour de l’art africain contemporain  ?

NOA: Pas grand-chose. Je vis au Ghana maintenant, et je ne suis donc pas très touchée par ce que vous appelez le «  hype  ». L’Afrique semble très à la mode de toutes parts. Est-ce important  ? Je pense que cela donnera des opportunités à certaines personnes qui, sinon, n’en n’auraient pas eues. Mais quoi qu’il en soit, ceux qui travaillent sur le discours, sur les intégrités de ce en quoi ils croient, continueront dans cette voie, que cela soit à la mode ou non. Et c’est ce travail là que je considère comme le plus intéressant et, probablement le plus durable.

.

Propos recueillis par Aïcha Diallo

 

Explorer

More Editorial