En conversation avec Zanele Muholi

« Je suis avant tout une activiste et le fait d’être photographe me permet de toucher un public plus grand et plus influent »

Zanele Muholi est récompensée par le préstigieux prix Prince Claus. Notre auteur Pamella Dlungwana s'entretient avec l'artiste et activiste.



Zanele Muholi 'Tebogo Mokobane and Nhlanhla, Queensgate, Parktown' 2007; Lambda print; Image size 76.5 x 76.5cm © Zanele Muholi and Stevenson Cape Town/Johannesburg

Zanele Muholi 'Tebogo Mokobane and Nhlanhla, Queensgate, Parktown' 2007; Lambda print; Image size 76.5 x 76.5cm © Zanele Muholi and Stevenson Cape Town/Johannesburg

Pamella Dlungwana : Vous avez toujours déclaré que prendre votre appareil photo était pour vous un moyen d’inscrire l’identité des lesbiennes noires sud-africaines dans notre histoire visuelle et l’observation de vos oeuvres, en particulier Faces and Phases, montre que vous ne vous êtes pas arrêtée là. Pourquoi?

Zanele Muholi : Je répondrai oui ; j’ai commencé à faire de la photo parce que j’étais frustrée de ne voir aucune représentation de lesbiennes noires nulle part. A cette époque, je travaillais en tant que reporter pour Behind the Mask et ce qui me frappait, c’est que notre lutte s’opérait dans le vide, d’une certaine manière, car si les gens ne vous voient pas – je fais ici référence au fait qu’ils ne font pas de lien avec votre personne – ils peuvent facilement vous violer ou détourner le regard s’ils assistent à des actes de violence à votre égard. C’était aussi une réaction au désespoir et une tentative de s’associer aux changements qui avaient lieu en Afrique du Sud à ce moment-là. En l’absence d’une archive visuelle des lesbiennes noires dans le pays, il était possible de nous effacer, par convenance ou négligence, de l’histoire de notre pays ; nos contributions ne seraient pas prises en compte et pour une communauté, ce n’est pas acceptable. Je ne me reconnais nulle part et j’ai cherché à m’inscrire moi-même dans l’espace et j’ai donc commencé à travailler sur cette base personnelle et en collaboration avec des amis et des sympathisants. Manifestement, quand vous racontez une histoire, vous ne pouvez pas être la seule vedette, il y a d’autres protagonistes et leurs contributions et leurs propres histoires commencent à faire partie de l’ensemble de la narration. Capturer des images de lesbiennes, d’hommes et de femmes transgenres en Afrique du Sud ainsi que dans d’autres pays du continent, et de la diaspora était une évolution d’ordre organique et pratique. Vous n’agissez jamais seul, pas dans le cadre de choses si importantes. Vous avez besoin de la communauté.

Ayanda Magoloza, Kwanele South, Katlehong, Johannesburg

Zanele Muholi ‘Ayanda Magoloza, Kwanele South, Katlehong, Johannesburg’, 2012, © Zanele Muholi and Stevenson Cape Town/Johannesburg

PD : Vous insistez sur l’étiquette de l’ « activiste visuel ». Pourquoi?

ZM : Je peux toujours me définir comme une simple “photographe” ce qui est plus sexy comme vous le dites mais quel est le rapport avec mes intentions ? Dans quelle mesure est-ce que cela valide et me rappelle mes priorités ? Au lieu de me contenter de prendre une photo de Pam, mon amie, je souligne par la même occasion que de telles femmes vivent, existent et en aiment d’autres, et qu’elles aspirent aux mêmes choses que les hétérosexuels tout en ayant la capacité de contribuer, et en contribuant dans les faits, à notre société dans son ensemble. Dans quelle mesure est-ce pertinent pour une simple photographe ? Je suis avant tout une activiste et le fait d’être photographe me permet de toucher un public plus grand et plus influent, je peux activer et déplacer des espaces multiples auxquels j’aurais eu, pour la plupart d’entre eux, un accès limité si j’opérais différemment.

Skye Chirape, Brighton, United Kingdom

Zanele Muholi ‘Skye Chirape, Brighton, United Kingdom’ 2010; © Zanele Muholi and Stevenson Cape Town/Johannesburg

PD : Cette année a été une année de très grande activité pour vous ; vous avez collectionné un certain nombre de récompenses au fil des mois. Dans quelle mesure est-ce que cela vous a touchée ?

ZM : Alors il faut que je vous corrige sur ce point. Chaque année est bien remplie pour moi mais c’est la première fois que je reçois un prix après l’autre. Être reconnue par des institutions telles que la fondation Prince Claus Fund, Carnegie et Index on Censorship rend à la fois humble et fière. Cela signifie que le travail que j’ai fourni au cours des dix dernières années rencontre un certain succès, les gens nous remarquent, ils reconnaissent que nous existons, que nous avons une voix et que l’on ne nous forcera pas impunément au silence et à l’effacement. Remporter des prix est aussi une façon de signaler à chacune des participantes de chaque série sur laquelle j’ai travaillé que leur présence est ressentie, qu’elles n’ont pas simplement fini verrouillées dans le cadre d’une galerie mais que leurs récits visuels ont dépassé cet espace et qu’elles ont pu pénétrer des lieux auxquels elles n’auraient pas eu accès en d’autres circonstances.

PD : Vous avez récemment présenté une exposition en collaboration avec la fondation Prince Claus Fund et vous allez participer à la cérémonie de remise de prix. Comment cela s’est-il passé ?

ZM : Le simple fait d’être nominée pour la récompense est un honneur que je suis incapable de décrire. Jetez un œil à la liste de ceux qui ont eu cet honneur jusqu’à présent et vous pourrez ressentir le sentiment que j’ai éprouvé. Je me retrouvais dans une sphère dont je n’imaginais jamais faire partie quand j’ai commencé à travailler ; j’étais en compagnie d’une équipe qui était d’un grand soutien et m’a vraiment permis de me réaliser, vous savez. Des gens qui sont connectés à la substance du travail et à son impact à la fois social et historique. De tels événements surviennent pour vous inciter à continuer votre travail et vous rappeler que ce que vous faites est important, que les archives sont aussi importantes pour vous qui continuez à faire de nouvelles oeuvres qu’elles ne le sont pour ceux qui ont l’occasion de voir le travail que vous avez créé. La cérémonie de remise de prix est l’occasion d’entrer en contact avec les autres lauréats, avec des personnes intéressées et de futurs collaborateurs potentiels. Ces manifestations ressemblent à des fêtes mais en fait, elles offrent un espace de grande influence et on ne peut s’enivrer dans l’excitation qui la précède et oublier la mission. Je me réjouis d’y assister.

PD : Vous avez commencé à l’école de photo Market Photo et vous êtes ensuite allée au Ryerson University. Que vous a apporté chacune de ces institutions ?

ZM : Tout ce que je peux dire c’est que Market Photo m’a donné des ailes. J’avais ce désir, cette intention de raconter les histoires de lesbiennes noires dans mon pays, de m’approprier un espace dans l’histoire visuelle d’Afrique du Sud et Market Photo m’a donné la compétence pour le faire. J’ai eu l’occasion de travailler avec de grands noms tels que David Goldblatt qui est vraiment le père de la photographie en Afrique du Sud. Savoir que j’avais pu accéder à l’enseignement d’un artiste de renom est quelque chose qui me remplit encore de gratitude. Aller au Ryerson College était une suite logique, il fallait que j’y aille. Je m’ennuyais dans le monde universitaire, je trouvais ennuyeuse la façon dont les universitaires s’appropriaient notre histoire et généraient un langage quasiment incompréhensible pour traiter ce sujet. Je voulais corriger cela dans mon propre travail, j’avais besoin de savoir comment et pourquoi on se rappellerait de moi, il fallait que je comprenne la machine de l’intérieur, il fallait que j’acquière les outils pour pouvoir raconter mon histoire et la défendre quand elle fait l’objet d’attaques. Cette chance m’a exposée beaucoup plus que ce que je ne pensais au début. Je n’étais pas chez moi, je vivais à un endroit qui ne m’était pas familier et j’avais besoin de comprendre le mécanisme de cet espace pour maintenir mon œuvre en vie. C’est aussi ici que j’ai commencé à collaborer avec des homosexuels issus d’autres pays que d’Afrique du Sud. J’étais si consciente de ma relation à mon pays, pas seulement de son importance au niveau du type de travail que je fais mais aussi en tant qu’endroit. Je suis ressortie de chaque institution avec de meilleurs outils pour effectuer le travail que je dois faire ici et aussi une meilleure compréhension de son importance.

Zanele Muholi 'Being', 2007 Triptych (part III); Silver gelatin prints and a Lambda print; Each print: 30 x 22,5cm, © Zanele Muholi and Stevenson Cape Town/Johannesburg

Zanele Muholi ‘Being’, 2007 Triptych (part III); Silver gelatin prints and a Lambda print; Each print: 30 x 22,5cm, © Zanele Muholi and Stevenson Cape Town/Johannesburg

PD : Vous apparaissez souvent dans votre oeuvre, il y a un portrait de vous et votre ex partenaire dans Faces and Phases et aussi dans Being (T)here ainsi que dans la série Being. Pourquoi ?

ZM : Difficult Love n’aurait pas été possible si je me cachais et si je protégeais ma vie privée du regard pénétrant de l’appareil, de l’équipe de tournage et autre parce qu’alors, comment demander aux autres de se rendre vulnérables en exposant leur sexualité publiquement dans un espace où les crimes de haine se multiplient si je ne veux pas le faire moi-même ? Mon apparition dans mon travail se fait sous forme de conversation, d’article, et alimente une protestation qui ne cesse de faire rage en moi. Mon corps, aussi nouveau qu’il soit à mes yeux, est en fait vieux, il a été capturé dans sa nudité à travers les âges et je veux le récupérer en tant que tel, réclamer la façon dont il a été perçu en mettant au défi la manière dont il est apprécié et par qui. Faces and Phases constitue une archive active des réalités des lesbiennes noires. Ce serait faire preuve de négligence que de capturer les histoires d’autres et de ne pas me soucier de la mienne. Being (T)here a été conçue quand j’étais en résidence à Amsterdam, j’avais été fascinée par le quartier des prostituées et la zone réservée à l’industrie du sexe ; la sexualité est partout présente comme par exemple dans les publicités de savon et autres produits divers. Je portais mon costume traditionnel zulu et je mettais les passants au défi d’interagir avec ces femmes tout habillées dans les vitrines – j’étais habillée des pieds à la tête selon ma culture mais selon les mœurs néerlandaises j’étais à moitié nue et « je le cherchais ». Et donc il y a un aspect de jeu ici. Le travail que j’ai effectué dans Being fait partie d’une série en cours. Il y a encore beaucoup de choses à faire et à dire au sujet de cette œuvre.

PD : Quels sont vos projets?

ZM : Je continue à faire mon travail. Je vais développer le projet que j’ai commencé avec Faces and Phases. Les gens qui y figurent ont une vie en dehors de ces images en noir et blanc et ces récits doivent être documentés. Being est aussi un important ensemble de l’oeuvre, je veux illuminer la sensualité des femmes noires pour souligner certains points sans me contenter de ne faire référence qu’à notre vécu d’épreuves et de privations mais aussi d’amour et d’affection, ces choses qui rendent la vie supportable. Je suis en train de créer ma propre organisation Inkanyiso qui documente les vies de lesbiennes noires en Afrique du Sud et est basée à Johannesburg. Il s’agira aussi d’une collaboration avec de jeunes cinéastes et photographes lesbiennes. C’est important pour moi parce que tout d’abord, je comprends le besoin d’accéder à certains espaces et le fait de faire partie d’une communauté engendre la nécessité de créer et de partager des ressources et de préserver les archives pour toujours. Nous travaillons avec des financements qui viennent de nulle part et chaque contribution est le résultat d’un combat. Ce projet est un de mes grands rêves et être parvenue à finalement le lancer en février était une démarche au bout de laquelle je devais aller. À présent, je dois entreprendre d’autres démarches et voir jusqu’où je vais pouvoir mener les choses.

Culture in Action: Prince Claus Awards Week, Prince Claus Fund / lieux divers à Amsterdam, du 9 décembre au 13 décembre 2013. 

Pamella Dlungwana est chercheuse et coordinatrice basée au Cap.

 

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