Female Pioneers

Felicia Abban : en coulisse

Dans notre toute dernière série Female Pioneers, nous nous sommes intéressé·e·s à des artistes féminines originaires d’Afrique dont les contributions artistiques sur le continent ont été remarquables. Cette fois, nous nous penchons sur le travail de la photographe ghanéenne Felicia Abban dont l’apprentissage aux côtés de son père date des années 1950, dans une ville côtière de la région occidentale du Ghana. Au service du premier président du Ghana Kwame Nkrumah, elle deviendra l’une des artistes photographes du continent les plus éminentes de son temps, et une analyste attentive de la transformation de son pays.

Felicia Abban. Self Portrait IV.

Felicia Abban. Self Portrait IV.

By Billie McTernan

Voici une histoire :

Il était une fois un homme qui vivait dans une petite maison, dans un petit quartier, avec toute sa famille et ses amis, et des voisins qui vivaient dans d’autres petites maisons voisines. Chaque jour, il se promenait dans son quartier, le long des petits chemins et des petites ruelles qui séparaient les murs d’argile d’une maison de ceux d’une autre, en fumant sa cigarette. Lorsque les enfants du quartier le voyaient, ils criaient : « Papa Puff arrive ! Papa Puff arrive ! » (« Papa clope-clope ») Et il répondait en soufflant des volutes de fumée – à leur grande consternation et joie. Un jour, il mourut. Mais comme il aimait tant ses cigarettes, lors de ses funérailles, ses amis, sa famille et ses voisins décidèrent de placer une cigarette dans sa bouche et une autre entre l’index et le majeur de sa main droite. Ils l’enterrèrent dans ses vêtements de nuit les plus confortables. Un être aimé parti avec les choses qu’il aimait.

Felicia Abban. Self Portrait X.

On sait que, lorsqu’elle était enfant, Felicia Ansah Abban fréquentait le studio de photographie de son père à Sekondi-Takoradi, dans la région Ouest du Ghana, où elle était née en 1935. Aînée de six enfants, Abban devient l’apprentie de son père à l’âge de 14 ans et passe les quatre années suivantes à travailler sous son œil méticuleux et méthodologique avant de quitter sa ville natale pour Accra à 18 ans, juste après son mariage1.

Quelques mois plus tard, elle ouvre le Mrs. Felicia Abban’s Day and Night Quality Art Studio à Jamestown, Accra, alors le centre de la ville. Il était situé à proximité d’autres studios, dont le Deo Gratias de J.K. Bruce Vanderpuije et le Ever Young Studio de James Barnor.

Au début de sa carrière, Abban travaille également comme correspondante pour la Guinea Press Limited – la maison d’édition du Conventions People’s Party du Président Kwame Nkrumah –, mais sa pratique du studio lui tient toujours à cœur. Sa carrière s’étendra sur soixante ans, jusqu’à ce qu’elle arrête finalement de travailler en 2013 à cause de l’arthrite2.

Felicia Abban. Self Portrait VIII.

Abban est largement connue pour ses portraits en studio, en particulier pour ses autoportraits qu’elle réalisait avant une soirée ou un événement politique, afin, selon elle, de promouvoir son entreprise. De plus, grâce à son style personnel, sa conscience aiguë des tendances de la mode de l’époque et son implication, ses autoportraits ressemblaient aux images des magazines de mode ou, replacé dans un contexte bien plus contemporain, aux style feeds des médias sociaux d’aujourd’hui.

Contrairement à celles de son studio déjà équipé, les photographies du quotidien en extérieur d’Abban sont moins documentées, et ont nécessité une certaine mise en scène. Comme ses contemporains, elle a capturé des images du pays à un tournant. Prenez, par exemple, l’image d’un bébé assis, au visage sérieux, sur un fond de wax imprimé soutenu par une tierce personne dont on peut voir le pied dépasser au coin du carré de tissu. Une deuxième photo montre une femme qui se fait tirer le portrait sur fond d’un autre tissu wax imprimé, révélant également les appendices des personnes qui tiennent le tissu – une jambe, une poitrine et un bras d’un côté, une main de l’autre3. L’extérieur trouve son chemin vers l’intérieur.

Voici une autre histoire :

Lors d’un enterrement, un groupe de personnes en deuil écoute l’histoire d’une vie retracée par un orateur. Presque tous lui font face ; quelques-uns regardent dans le vague, deux autres regardent le corps. Ce moment a été capturé comme une scène de théâtre. Mais les acteurs nous tournent le dos, à nous, le public. Ils ne jouent pas pour nous, cela ressemble plutôt à une répétition.

Comme l’image de l’enfant et celle de la femme décrites ci-dessus, ces photographies donnent un aperçu – peut-être involontaire – de ce qui se passe dans les coulisses, brisant le quatrième mur qui cherche à dépeindre une scène idéale, comme on peut le voir dans de nombreux portraits de studio stylisés par Abban. Ici, au contraire, on nous rappelle la construction qui a lieu avant que le décor ne soit planté, l’appareil photo positionné et l’obturateur déclenché.

Felicia Abban. Studio Portrait.

En effet, au cours de sa carrière, Abban est devenue l’artiste retoucheuse de référence pour les services de post-production, ajoutant avec une précision minutieuse des couleurs et des accents ici et là, conformément à ce qui était populaire à l’époque. C’est à travers cet objectif, dans ces moments de (post)production entre fantaisie et réalité, que je pense aux portraits de studio de Felicia Abban. Un royaume où l’on assiste à la création d’histoires et où l’on imagine des vies futures.

C’est ainsi que je pense au parcours d’Abban : en tant que jeune femme d’une ville côtière qui tente de se frayer un chemin dans la capitale cosmopolite. En tant que femme moderne – dans un secteur dominé par les hommes – se positionnant habilement dans un Ghana bientôt indépendant, travaillant comme photographe personnelle du président du pays pendant plusieurs années. Et en tant que l’une des rares femmes de sa génération à être reconnue dans le domaine de la photographie, mais dont les contributions devront encore trouver une place adéquate dans les ouvrages spécialisés.

 

Billie McTernan est une autrice et rédactrice. Elle poursuit actuellement une maîtrise en beaux-arts au département de peinture et de sculpture de l’Université des sciences et technologies Kwame Nkrumah à Kumasi, au Ghana.

 

  1. Dr Laurian R. Bowles, « Dress Politics and Framing Self In Ghana: The Studio photographs of Felicia Abban » in African Arts, Volume 49, numéro 4, hiver 2016 (p. 49)
  2. Ibid (p. 48)
  3. Ces photographies ont été présentées lors d’une exposition à l’ANO Institute d’Accra en 2017.

 

Les œuvres de Felicia Abban ont été présentées dans le premier pavillon du Ghana sous le commissariat de Nana Oforiatta Ayim à l’occasion de la 58e Biennale de Venise, qui s’est déroulée du 11 mai au 24 novembre 2019.

 

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