'Lost Codes' de Ibrahim Quraishi

Des choreographies cryptées

Dans l'exposition Ibrahim Quraishi, “Lost Codes,” les vidéos de performances sont diffusées sur de multiples écrans dans l'espace de la galerie.

Des choreographies cryptées

LOST CODES © Ibrahim Quraishi

By Gauthier Lesturgie

 

Dans l’espace de l’exposition «  Lost Codes  » d’Ibrahim Quraishi, une multitude d’écrans diffusent les vidéos de performances enregistrées. Nous retrouvons le décor de ces dernières au centre de la salle d’exposition, révélant les «  coulisses  »  encombrantes et mises en scène des images qui nous entourent : caméras, lumières, systèmes sonores et deux tables : l’une rouge et l’autre blanche.

Sur les vidéos, des hommes et femmes les yeux fermés, d’âges et de physiques variés, semblent déplacer par une gestuelle lente et répétitive une masse imaginaire d’une table à l’autre. L’artiste a choisi trente individus qui viennent constituer un panel «  divers  » qui empêche la construction de quelconque catégorie : nous sommes face à un corpus de corps anonymes. Cette «  neutralité  » permise par la multiplicité comme dans un effet de masse, semble conduire tout le projet. Lors de sept fins de semaine, tous et toutes ont suivi le même protocole. La personne choisie, systématiquement vêtue de noir et blanc devait mimer le déplacement, avec la plus grande précaution, d’un objet de son choix avec lequel elle ou il partage une relation particulière. Décor minimal, identique et épuré pour chacun-e. La nature de l’objet en question nous est inconnue et la relation que le ou la porteur-se entretient avec, le reste également. Seul nous est révélé le négatif de sa masse à travers les gestes. En janvier 2014, Ibrahim Quraishi avait déjà proposé une version de Lost Codes au Watermill Center, fondé par Robert Wilson aux États-Unis où il était en résidence. Sous une ambiance sonore puissante et languissante, les performeur-se-s cette fois rassemblé-e-s dans une même salle, déplaçaient les objets imaginaires inspirés par la collection de Robert Wilson présente au centre. Les considérations de ce dernier pour l’importance du geste comme un véritable langage et système d’écriture alternatif  –  et parfois plus essentiel que le texte lui-même  –, ont dû former les réflexions de l’artiste pour penser «  Lost Codes  » qui se réduit principalement au langage corporel. Le titre même de l’exposition qui s’applique aussi à chacune des vidéos ainsi que l’installation sous l’extension Lost Codes – How to Move the Weight of Hope and Despair nous guide vers une réflexion sur la mémoire et le corps, les gestes comme écriture de souvenirs perdus. Ainsi la performance joue sur l’absence. Les lentes chorégraphies réalisées simulent l’existence d’un objet par un espace vide. Seul reste pour le spectateur le corps en mouvement qui trace la réminiscence de l’objet. Lors de cette «  danse  » mise en scène et enregistrée, le corps devient alors objet par l’absence signifiée de ce dernier. Une subtile relation intervient donc ici : lors de la chorégraphie, l’objet devient une partie du corps, ainsi la ou le performeur-se devient à la fois celui qui déplace et celui qui est déplacé (1). Étrangement insérées dans ce décor clinique : silencieuses, gracieuses et cathartiques les performances évitent tout commentaire, contexte et histoire des individus. Ici ces dernier-e-s n’appartiennent plus à un groupe, ni à un lieu  –  elles et ils semblent être en «  transition  », dans un entre-deux comme l’objet déplacé et la gestuelle le suggèrent. Ibrahim Quraishi a exploré dans de précédents projets le corps déplacé et en déplacement, inscrit notamment dans des processus de migrations. Réfléchissant à la question de l’appartenance à un lieu, il semble placer ici le corps comme unique véritable «  lieu  de soi  », récepteur et réceptacle des rencontres, objets, habitats et espaces traversés. C’est alors une mémoire du corps, et non l’usage de témoignages oraux ou écrits, que privilégie l’artiste. Les chorégraphies qui nous font face nous apparaissent toutes similaires, elles ne correspondent pourtant à aucune notation  : tout comme l’objet saisi, les mouvements sont conduits par le souvenir. Le geste, qui s’évanouit aussitôt réalisé, fonctionne alors comme l’incarnation de mémoires éphémères – dont l’enregistrement et son dispositif exposés ici en suggèrent la tentative de préservation.

Difficile à saisir, «  Lost Codes  » forme une coquille à interprétation. Peut-être par son mutisme et cette mise-en-scène de l’absence où se perdent les images, les objets, les discours et les intimités mais également ce vide contenu entre les mains des performeur-se-s, nous, spectateurs sommes en quelque sorte exclus, frustrés ou alors, au contraire, autorisés à y placer de multiples discours.

«  Toute l’affaire est là : un corps, c’est de l’extension. Un corps, c’est de l’exposition. Non pas seulement qu’un corps est exposé, mais un corps, cela consiste à s’exposer. Un corps, c’est être exposé […]  »  (2)

Ibrahim Quraishi, «  Lost Codes  », Galerie Crone (Berlin), 08.11.2014 – 07.02.2015.

Gauthier Lesturgie est un auteur et curateur indépendant basé à Berlin. Depuis 2010, il a travaillé dans différentes structures et projets artistiques tels que la Galerie Art&Essai (Rennes), Den Frie Centre for Contemporary Art (Copenhague) ou encore SAVVY Contemporary (Berlin).

(1) Processus d’objectification déjà présent lors de son projet «  My Private Himalaya  » (2008-2012).

(2) Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2006, p. 109.

 

Explorer

More Editorial