Cédric Vincent sur le magazine Transition.
En 2011, une série de manifestations a célébré le cinquantième anniversaire de la revue Transition (1). L’occasion était de rappeler à quel point cette revue née à Kampala en 1961, désormais éditée par le W.E. B. Dubois Institute à l’Université Harvard, avait pu redéfinir le paysage éditorial en Afrique malgré son histoire tortueuse.
Dans une période de changements fondamentaux à travers le continent, Transition est rapidement devenue le point de ralliement et la boussole de certains intellectuels parmi les plus influents. De futurs géants de la littérature comme les lauréats du prix Nobel Nadine Gordimer et Wole Soyinka ont écrit pour elle, de même que Ngugi wa Thiongo, Chinua Achebe, V. S. Naipaul, James Baldwin, Julius Nyerere ou Ali Mazrui. Le futur président de la Tanzanie, Benjamin Mkapa était membre de la rédaction et contributeur dès le début. Sans oublier les pages de la rubrique courrier qui furent l’espace de débats idéologiques enflammés. Son dynamisme n’échappa pas au New York Times qui, en 1968, présenta Transition comme «the Africa’s slickest, sprightliest, and occasionally sexiest magazine. A questing irreverence breathes out of the pages of every issue».
Rajat Neogy (1938-1995), écrivain et poète de descendance indienne, a vingt-deux ans lorsqu’il revient en Ouganda après des études à Londres et décida de fonder sa revue, Transition – «a journal of the arts, culture and society» comme l’indique son sous-titre. La présence d’un grand nombre d’universitaires et d’intellectuels de qualité à Makerere – le centre universitaire majeur d’Afrique de l’Est – devaient transmettre leur élan à l’entreprise. L’objectif initial était de «discuss matters of African relevance in an African context». Dans le texte-manifeste publié dans le premier numéro, Neogy donne une visée régionale à la revue – selon ses propres mots, « to provide an intelligent and creative backdrop to the East African scene ». Il annonçait aussi :
«This journal appears when East Africa is undergoing various and exciting changes. It is a time when idealism and action merge with various degrees of success. It is also a time for testing intellectual and other preconceptions and for thoughtful and creative contributions in all spheres. One of the questions this journal will address itself to is: ‘What is an East African culture?’.» (2)
Le succès d’une autre revue africaine anglophone fut déterminant dans la naissance de Transition: Black Orpheus stimula une littérature moderne et des mouvements culturels au Nigeria, et plus largement en Afrique de l’ouest, en fédérant autour d’elle des écrivains comme Christopher Okigbo, Wole Soyinka, Abiola Irele ou Ezekiel Mphalele, lesquels joueront par la suite un rôle capital dans le développement de Transition (3). Ce projet éditorial, sous-titré «A Journal of African and Afro-American Literature», fut fondé par deux expatriés allemands Ulli Beier et Janheinz Jahn à Ibadan (Nigeria) en septembre 1957. Il s’inscrivait dans la ligne de la revue parisienne Présence Africaine. Son titre reprenait d’ailleurs celui de la fameuse préface de J.-P. Sartre à Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948) de L.S. Senghor. Que le contributeur vedette du premier numéro de Transition fut Gerald Moore, l’un des animateurs réguliers de Black Orpheus, revendiquait explicitement la continuité entre les deux revues, identifiant de la sorte Transition à un Black Orpheus d’Afrique de l’Est.
L’orientation régionale a dominé les premiers numéros, mais la ligne éditoriale peinait à trouver sa cohérence (4). Une multitude de sujets et d’intérêts étaient présentés dans une telle diversité de styles – la littérature, l’économie intellectuelle, la religion missionnaire et la politique – que la revue courut un risque réel d’être étouffée moins par l’absence de réponse du lectorat qu’il essayait d’atteindre que par son éclectisme. Mais la revue a su trouver son ton et se défaire progressivement de l’attachement géographique. Seule la seconde caractéristique soulignée dans le manifeste de Neogy – «testing intellectual and other preconceptions» – demeura dans le cahier des charges de la revue. Les aides étrangères et ses implications, la littérature africaine, la responsabilité politique, les droits de l’homme, la liberté d’expression, la fédération d’Afrique de l’Est, l’éducation furent des thèmes fréquemment traités sous des formes diverses, du reportage journalistique à la fiction littéraire.
Par la force des choses, cette revue fut préservée d’être un simple média d’auto-réflexion et d’auto-contemplation de l’intellectuel africain. Plutôt, elle fut en mesure de fournir un forum de grande envergure, à contre-courant des débats sur ??les problèmes immédiats et les questions de base qui sont presque toujours confinés à une communication en circuit fermé entre les initiés et les partisans. Car rapidement elle ouvrit ses pages à une mosaïque d’auteurs de tout horizon qui illustre la nature des circulations et le transnationalisme dans lequel se projeta la revue.
Il vaut la peine de souligner les numéros spéciaux (5). Le numéro 17 est dédié exclusivement au sujet de l’amour. Il présente une série de textes ethnographiques à travers le monde sur un thème alors peu abordé. Ainsi, l’article d’Ali Mazrui sur «Political Sex», et celui d’Oko p’Bitek sur les manifestations de l’amour chez les Acholis étaient assez innovants. Le numéro 21 abordait les significations contemporaines de la violence: violence d’État, violence révolutionnaire, violence populaire… Transition n’avait pas besoin de consacrer un numéro à la littérature tant elle prédominait dans toutes ses dimensions, autant par des fictions, de la poésie, des pièces de théâtre, que par une rigoureuse critique littéraire qui se développait dans ses pages. En conséquence, elle pouvait s’autoriser une accroche à la fois provocante et ironique en couverture du numéro 18 : «African litterature: Who cares?». Et comme souvent en Afrique anglophone, le rejet de la négritude, c’est-à-dire de la revendication d’une essence de l’identité noire, était une constante. A ce sujet, la couverture du numéro 37 cache un détail éloquent. Elle illustre une manifestation et parmi les slogans brandis on peut lire : «Présence Africaine is Présence Coloniale Now!»
Le moins qu’on puisse dire c’est que Transition ne prônait pas une image glorieuse de l’Afrique. L’apartheid, la guerre du Biafra, le pouvoir autoritaire sont régulièrement traités dans ses pages. Un article provocateur de l’avocat anglais Ivor Jennings a donné le ton dès le premier numéro dans lequel il se demandait «Is a party system possible in Africa?». La réponse est dans la question dirait-il. L’article de l’écrivain américain Paul Theroux (n°32) «Tarzan is an expatriate», fit l’effet d’une bombe par une critique impitoyable des comportements racistes, parfois arrogants, parfois inconscients, de la communauté blanche en Afrique de l’Est. Celui d’Ali Mazrui «Nkrumah : The leninist Czar» (n°26) a aussi déclenché une tempête de critiques – notamment parce que le texte de Mazrui est apparue dans les kiosques quelques semaines à peine après le coup d’État militaire qui avait renversé le président ghanéen et théoricien du panafricanisme, Kwame Nkrumah. Pendant plusieurs mois, des lettres furent envoyées à la rédaction, accusant Mazrui, de complaisance, d’ignorance, de trahison, de racisme et de néo-colonialisme, le reproche préféré des détracteurs de la revue. Aussi, loin de tordre le stéréotype de l’Afrique continent des guerres, des corruptions et des maladies, au contraire elle tendait à le conforter.
La conception graphique innovante du magazine contribua également à sa renommée. Depuis l’époque du design brut, de la mise en page et de la typographie hasardeuses, de la couverture blanche sur laquelle figurait un sceau calligraphique interchangeable, au milieu des années soixante, les couvertures ont fait place à des illustrations ou des dispositifs visuels visant à se conformer avec les préoccupations de chaque numéro. En couverture du numéro 25 un «Does America Love Africa?» s’affiche, auquel le lecteur est invité à répondre sur le mode du questionnaire à choix multiple, la dernière case à cocher renvoyant à la page de l’article. La majorité des couvertures fut conçue par l’anglais Michael Adams. L’utilisation de la photographie prend aussi toute sa place dans les pages. L’attaque de Paul Theroux contre les expatriés est accompagnée par des images de Blancs dans des positions compromettantes, légendées par des citations de l’article montrant toute l’ironie des situations. Des images horribles de la guerre du Biafra – organismes déchiquetés par les bombes, une tête coupée dans les mains d’un soldat nigérian – illustraient un entretien de Neogy avec Chinua Achebe. Puis, il y avait des illustrations et des comic-strips par le dessinateur italien Franco Giacomini, et par Ralph Steadman, le caricaturiste anglais connu pour avoir illustré Fear and Loathing in Las Vegas (1972) de Hunter Thompson.
En somme, Transition n’a jamais craint la controverse et a fréquemment joué la carte de la provocation avec des articles sur les politiques littéraires, le sexe, les stéréotypes, ou attaquant les régimes au pouvoir, ouvrant ses pages à des droits de réponse musclés. Neogy avait une idée précise de ce que devait être une revue culturelle. Dans son article «Do Magazines Culture?» (n°24), il écrit que «Magazines are also like cultures: they are progressive, conservative, radical, puritanical, slowmoving, or vigorous. At their most aware, they reflect the qualities or weaknesses of their societies; at their blindest, they are showcases for the imbecilities of their editors.» Il n’imaginait surement pas à quel point il allait pouvoir en éprouver la mesure.
Milton Obote, le président ougandais fort de son aura de «père de l’indépendance», ne pouvait pas tolérer indéfiniment les fréquentes attaques de la revue contre sa politique, alors que son régime devenait plus autoritaire. En même temps, il fut révélé en 1967 que la Farfield Foundation et à travers elle The Congress for Cultural Freedom, le sponsor de Transition et d’autres revues culturelles et littéraires (Partisan Review, Encounter, Quest…), était financé (et piloté) en sous main par la CIA. Ce fut un autre argument puissant en Ouganda pour décider d’envoyer Neogy en prison. Au moment de la perquisition de ses bureaux et de l’incarcération de ses rédacteurs, Transition atteignait une diffusion respectable de 12 000 exemplaires.
À sa sortie de prison en 1969, il déplaça sa revue au Ghana. Kofi Abrefa Busia, président du pays, était un proche et un ancien contributeur. Mais son gouvernement fut renversé par un coup d’État en 1972. Dans la crainte d’une répétition de l’expérience ougandaise, il abandonna la direction au dramaturge et écrivain nigérian Wole Soyinka. Le nom de la revue, basée désormais à Londres, se changea en Ch’indaba (6), et fut ostensiblement dédié à l’idée de «Black revolution». Des entretiens avec de personnalités noires américaines comme le leader Black Panther Eldridge Cleaver et le poète beat Ted Joans, l’héritage de penseurs caribéens comme Frantz Fanon et C. L. R. James, ou la couverture du sixième Congrès panafricain à Dar-es-Salam (Tanzanie) en 1974 marquèrent cette période.
Si la version de Neogy évoquait un cadre moderne et libéral africain, celle de Soyinka a donné du poids et du mordant à l’idée d’une diaspora noire. Mais Ch’indaba ne dura que sept numéros faute de financement. En 1976, la publication s’éteint pour être réveillée en 1991 par un ancien étudiant de Soyinka, Henry Louis Gates, épaulé par Kwame Anthony Appiah. Maintenant, installée aux Etats-Unis, à l’Université Harvard, elle n’est plus un organe des intellectuels en Afrique, et a perdu de sa verve en se rangeant dans le rang des revues universitaires dédiées à la diaspora.
Neogy a sans aucun doute fondé Transition au bon moment, pour accompagner l’émergence d’une scène culturelle de l’euphorie du début des années 1960 et des indépendances, aux désenchantements des années 1970. Le plus marquant est de voir à quel point cette revue innovante et engagée, aux avant-postes des aléas des sociétés africaines contemporaines, dans son style à la fois imaginatif et rigoureux, imprima jusque dans son itinéraire les soubresauts d’une époque.
Cédric Vincent est anthropologue, postdoctorant au laboratoire Anthropologie de l’écriture (IIAC-EHESS), où il co-dirige le projet «?Archive des festivals panafricains?» soutenu par la Fondation de France.
Ceci est une version actualisée et complétée d’un article qui a été publié par Les Laboratoires d’Aubervilliers dans le cadre du projet de recherche de Marion von Osten «L’architecture de la décolonisation». wwwleslaboratoires.org
1. Outre la publication d’un numéro spécial, parmi les célébrations on note des événements à Harvard et au New Museum à New York à l’initiative du New Museum et le Hutchins Center for African and African American Research à Harvard University.
2 «Culture in Transition», Transition, 1, 1961, p. 2. Le texte n’est pas signé, mais il n’est pas délirant de l’attribuer à Neogy.
3. Sur l’histoire relationnelle entre Black Orpheus et Transition: Peter Benson Black Orpheus, Transition and Cultural Awakening in Africa, University of California Press, 1986.
4. Sur les premières douze années de Transition: Stephanie Jones, «Rajat Neogy’s Transition 1961-1973» in Moving Words, 4,2, 2007.
5. Les anciens numéros sont disponibles sur le site JSTOR.
6. Un mot-valise inventé par Soyinka assemblant cha – en Swahili «se lever» – et indaba – en Ndebele «une grande assemblée»
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